Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (37)

R99-1) Vêtus de noir, la tête couverte d’une capuche
            (D’après : « Le trésor public ». 
Marmite, rues, mendiant)

LA SÉBILE

Vêtus de noir, la tête couverte d’une capuche dissimulant leur visage, des hommes parcourent la ville au pas de course, porteurs d’une grande marmite dans laquelle ils jettent tous les biens dont la valeur leur semble dépasser la norme — norme qu’ils sont les seuls à connaître, et que rien ne peut laisser deviner. 

Ils fouillent les maisons de la cave au grenier, plongent leurs mains dans toutes les poches, se relaient jour et nuit pour que jamais la marmite ne touche terre, provoquant partout où ils passent crainte et désespoir. Et lorsque la marmite menace de déborder et qu’ils s’en vont la vider dans l’immense citerne que nul n’a le droit d’approcher, c’est ensuite pleins d’une force nouvelle qu’ils réapparaissent et reprennent leur chasse. 

N’étant qu’un mendiant sans autre possession que le carton où je m’assieds et la portion de mur où j’appuie mon dos, je n’ai rien à craindre d’eux. Pourtant je les fuis comme la peste. Car je garde au fond de ma poche une piécette dont on m’a fait l’aumône un jour, et qui avec le temps est devenue ma confidente, ma compagne secrète dont pour rien au monde je ne voudrais me séparer. C’est pourquoi je ne cesse de courir la ville à la recherche du coin le plus sombre, et surtout le plus opposé à la zone que les hommes en noir dans le même temps ratissent. Car ils ne pourraient que lire dans mes yeux la valeur qu’a pour moi cette compagne, et vouloir la saisir immédiatement. 

C’est donc avec ostentation que toujours je laisse entre mes pieds ma sébile, pour n’y prélever que parcimonieusement de quoi me nourrir, afin que ce soit sur elle, et uniquement sur elle, que se porte leur avidité, si d’aventure mon application à les fuir faillissait et qu’ils en venaient à découvrir ma misérable existence. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (36)

R96-7) L’application que je porte
             (D’après : « Les Antilles ». 
Dérive, îles)

DÉRIVE

L’application que je porte à ma propre dérive m’emporte vers des terres toujours plus étrangères et douteuses. Mais chaque échouage sur un nouvel îlot confirme ma nature adaptative : plus l’îlot se montre inconcret, plus en effet j’y prends pied avec aisance ; plus j’avance dans ce voyage (qui peut-être n’est qu’immobile) plus l’incertain devient mon prolongement naturel, l’inaudible et l’impensable les pousses grâce auxquelles je perçois mon corps et mes pensées comme plausibles, sinon tangibles. 

Au point que chaque étape de mon plongeon dans le toujours plus vaporeux ne fait que renforcer mon acclimatation au rien, au fantomal, à l’inimaginable. Et si dans les premiers temps j’ai pu prendre goût aux végétations exubérantes d’îles concrètes, ici ou là peut-être encore répertoriées, c’est dans les miettes de terre dont rien n’atteste l’existence (pas même un tremblement de l’air ou une fragile exhalaison) que mon corps s’épanouit réellement — c’est-à-dire se dissout, avec pour seule aspiration de disparaître tout à fait. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (35)

R96-6) La poussière épaisse
            (D’après :  « N’oublions pas que nous sommes nés poussière ». 
Poussière, évanouissement)

POUSSIÈRE

La poussière épaisse qui m’enveloppe a fait de moi sa nourriture. Que dans mon avancée (car toujours j’avance, même si le but m’échappe) mes mains se tendent pour déchiffrer l’espace, et cette ouate aréneuse immédiatement les avale — ou plutôt avec application les déguste, s’en régale. Sans m’être tout à fait retirées, mes mains (pourtant mes uniques guides dans ces presque ténèbres sans ciel ni base) ne sont plus entièrement miennes : j’en partage la propriété avec ce nuage de sable énigmatique et muet qui m’a choisi pour met.
Mais je ne souffre pas de cette situation, ni ne m’en plains. Sachant qu’il me rapproche de mon but, j’accepte mon évanouissement. Car mes mains sont les navires que je lance non vers une cible unique mais vers l’archipel de rêves qui m’a vu naître et que je finirai je le sais par atteindre, lorsque m’étant entièrement offert à la poussière qui lentement me dévore, par vagues successives j’aborderai ses rivages éclatés aux plantes odoriférantes.

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (34)

R96-5) Un bec perpétuellement
            (D’après : « Je les admire les oiseaux ». 
Bec, entrailles)  

LE BEC

Un bec perpétuellement fouille en moi, se repaît de mes chairs, s’amuse de l’écheveau de mes veines, tendons et ligaments. C’est pour se nourrir qu’il m’éventre bien sûr, mais aussi, j’en ai la conviction, pour m’offrir de me connaître moi-même — mieux en tout cas que ne le permettrait ma seule introspection, fût-elle soignée, méthodique et opérée de sang froid. 

Pourtant, s’il me semble avec le temps pénétrer de mieux en mieux la manière et les habitudes de ce pic qui m’étripe, le savoir que j’ai de moi me paraît toujours davantage s’affadir, au point que les limites de mon être s’en trouvent comme irrémédiablement brouillées, et la réalité de mes membres et organes incertaine. Seul ce bec énorme et vorace s’affiche à mes yeux avec plus de netteté. Je lis en lui non seulement ce qu’il est, mais aussi ce que je suis, et ce que peut-être je deviendrai. Au point que je finis par craindre qu’il se lasse, se désintéresse du petit paquet de viscères et de doutes que je suis, et qu’il s’en aille chercher ailleurs une nourriture plus fraîche et plus appétissante. 

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