Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (50)

R101- 7) Je traîne derrière moi un volumineux filet
            (D’après : « Les crevettes ».
Port, crevettes, ascension, sommeil, algues)

LES CREVETTES

Je traîne derrière moi un volumineux filet rempli de crevettes, qui régulièrement se coince à l’entrée des ruelles étroites par où je dois passer, au point qu’il me faut chaque fois en manœuvrer énergiquement la lourde masse pour pouvoir poursuivre mon chemin.
Des crevettes s’échappent du filet bien sûr, sur lesquelles les chats errants se précipitent (ils ont intégré l’heure de mon passage, et ne manquent jamais d’être là), mais cela n’allège en rien ma charge, d’autant que c’est sur les hauteurs de la ville qu’il me faut livrer la marchandise, et que la pente raide fait paraître le filet toujours plus lourd. 

Une fois atteint ce quartier haut perché, commence la distribution : une poignée de crevettes jetée à la hâte dans chaque boîte aux lettres, afin que chacun puisse trouver son lot à son lever. Les maisons ici sont modestes, de tôles plus que de briques, séparées parfois par de larges terrains laissés à l’abandon qu’il me faut traverser presque à l’aveugle dans la nuit. Ma tournée est longue, et ne prend fin qu’aux premières lueurs du jour, lorsque j’ai enfin livré les bicoques les plus éloignées, celles faites uniquement de planches de bois, et protégées par des chiens qui semblent ne pas vouloir s’habituer à moi. 

Et c’est harassé que je grimpe jusqu’à mon refuge — une grotte naturelle au sommet du mont, d’où je domine et la ville et la mer, et où je ne tarde pas à m’endormir, allongé sur mon filet, dans des odeurs de crustacés et d’algues qui pénètrent jusqu’à mes rêves. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (49)

R101- 6) Le cargo va bientôt partir
            (D’après : « Le conteneur ». 
Port, cargo, conteneurs, vieillards)

LE CARGO

Le cargo va bientôt partir. Il a déjà fait entendre plusieurs fois sa sirène, mais il reste encore quelques conteneurs à charger, et c’est avec empressement qu’à peine ceux-ci déposés par la grue j’en vérifie le contenu.
Il s’agit cette fois encore de chargements de vieillards, qui vu leur fragilité doivent être bien calés et protégés des chocs par des oreillers que je glisse sous leurs bras, entre leurs jambes, de chaque côté de leur tête, sous leur menton. Ils se laissent faire, sentent que je connais mon métier et que je fais au mieux. Certains montrent même une forme de compassion pour ce travail qui m’oblige à tout faire dans la précipitation, et ne me laisse que très peu de repos. 

Je ferme les conteneurs l’un après l’autre, abaissant avec précaution le lourd loquet de la porte de fer (manière pour moi, en quelque sorte, de retourner la sympathie muette que ces vieillards expriment à mon égard). La grue enfin dépose le dernier conteneur. L’esprit déjà ailleurs, je procède au calage des corps en toute hâte, sans même les regarder. 

C’est seulement en m’apprêtant à refermer la lourde porte que je prends tout à coup conscience que c’est moi qui suis assis là-bas, tout au fond du conteneur. Voûté, ridé, les mains tremblantes, ce vieillard que je suis m’observe, impassible. Seule une de ses mains remue lentement, paume ouverte, dans un timide geste d’adieux. Après un moment d’arrêt, je referme la porte et fait signe au grutier que tout est en place. Le cargo salue la nouvelle d’un dernier et long appel, qui se propage dans tout le port. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (48)

R101- 5) Mes heures se brisent comme du verre
            (D’après : « Temps partiel ». 
Temps, perte, verre, lit)

LES HEURES

Mes heures se brisent comme du verre. À vrai dire, ce ne sont pas vraiment des heures, simplement des phases, des périodes qui à mes yeux forment un tout. Elles peuvent être des plus brèves, ou à l’inverse s’étirer démesurément. Pourtant, ces heures ne me sont jamais offertes complètement ; toujours une partie m’en échappe (et toujours bien sûr au moment le plus inattendu), comme si une main prélevait subrepticement, sans aucun bruit, un morceau de carreau à ma fenêtre. 

Il ne s’agit pas d’une perte de conscience passagère. Simplement, le temps bondit d’un coup en avant, saute une étape, me transporte avec lui sans que je puisse rien faire contre.
Plus tard, quand vient le soir, je retrouve éparpillés dans mon lit, coupants et fragiles, tous ces morceaux de temps qui m’ont été enlevés. Il me faut un bon moment pour en débarrasser mes draps. Ce moment-là, durant lequel je récupère ce qui m’a été dérobé, reste toujours pour sa part intact — sauf bien sûr lorsqu’il m’arrive de m’endormir avant d’avoir complètement libéré ma couche. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (47)

R101- 4) Après avoir tamponné mon passeport
            (D’après : « Nationalité ».
Douane, passeport, peau

PEAU NEUVE

Après avoir tamponné mon passeport et me l’avoir rendu (sans pour autant abandonner son regard suspicieux), le douanier me montre derrière lui une porte qui ouvre, je le sais, sur la pièce réservée au changement définitif de nationalité. C’est là que l’on se défait de sa peau ancienne pour enfiler la nouvelle. 

À peine ai-je passé la porte qu’un médecin militaire (à moins qu’il ne s’agisse d’un simple soldat vaguement infirmier) m’apporte ma peau neuve suspendue à un cintre. La jetant négligemment sur le dossier de l’unique chaise, il me demande de m’asseoir et, faisant surgir une lame de sa poche, commence à inciser la base de mon cou. Quelques gouttes de sang tombent sur mes bras et mon ventre — beaucoup moins cependant que je ne pouvais le craindre. Une fois l’incision terminée l’homme disparaît, non sans m’avoir précisé que je devais me dépêcher, que d’autres attendaient, etc. 

C’est donc de façon précipitée et sans presque prendre soin de ma peau déjà à demi étrangère que je procède à l’échange. Je suis surpris de voir combien la peau que l’on m’a apportée correspond (à de légers détails près, dont je ne doute pas qu’ils s’estomperont avec le temps) à ma taille et à ma corpulence. Mais je n’ai guère le temps de m’en réjouir : l’homme réapparaît, saisit ma peau ancienne, et tout en la suspendant au cintre me pousse vers la sortie, où un autre militaire, de mon pays d’accueil cette fois, s’empresse d’apposer sur mon passeport un nouveau coup de tampon. 

Je ne sais si je dois lire dans le léger sourire qui s’affiche sur son visage une marque de satisfaction ou de mépris. Sans doute s’agit-il d’un subtil mélange des deux.

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Ville Témoin (10)

Benjamin Bondonneau, Kristof Guez et Raphaël Saint-Remy ont réalisé une série appelée « Ville Témoin » de textes, miniatures sonores, photos et vidéos à partir du matériau collecté pour la maquette urbaine, ramifications oniriques à partir des paroles d’habitants du territoire.

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