Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (27)

R82-3) L’homme avance devant moi
            (D’après : « Il a laissé une très belle image de lui ». 
Course, traîne, père, mélasse)

PÈRE ET FILS

L’homme avance devant moi. Ou plutôt, c’est moi qui cours derrière lui, mais plus je m’efforce de le rattraper plus la distance entre nous grandit. J’en éprouve d’autant plus de contrariété que cet homme (j’en prends conscience peu à peu, jusqu’à ce que cela s’impose à moi dans toute sa force) se trouve être mon père. 

Ce n’est pas à sa silhouette que je le reconnais (à vrai dire je ne peux pas l’approcher de suffisamment près pour distinguer ses formes) mais à la sorte de traîne immense qu’il laisse derrière lui, faite d’une matière étrange qui tient autant, pour les reflets qu’elle présente, du verre étamé ou de l’eau dormante, que, pour ce qui est de sa consistance, de l’huile ou du sang frais. 

C’est dans cette matière visqueuse, gluante, mucilagineuse que je patauge. Pas d’autre possibilité pour moi en effet, si je veux avoir une chance de rattraper mon père, que de plonger dans cette nappe grasse et poisseuse où mes jambes peinent toujours davantage à se mouvoir. D’autant qu’à mesure que je m’enfonce en elle et m’essouffle m’apparaissent ça et là différentes traînées plus ou moins colorées, dont je perçois immédiatement qu’il s’agit, matérialisés, des traits de caractère de celui après qui je cours. 

Oui, c’est en mon père — non seulement dans son corps mais dans ses pensées les plus intimes — que je barbotte, j’en ai la conviction. Toute cette immense traîne, c’est sa personne tout entière, avec ses secrets, ses douleurs et ses joies, ses rêves que peu à peu il abandonne. À chacun de ses pas, il se défait un peu plus de lui-même, s’offrant ainsi dans le même temps à mon piétinement et à mon exploration. 

Je constate d’ailleurs que sa silhouette s’amenuise progressivement. Je ne vois bientôt plus de lui, au loin, que le haut de son corps qui paraît flotter à la surface des eaux, peut-être même s’y enfoncer ; eaux dans lesquelles moi-même je me noie d’ailleurs lentement, avec la certitude de plus en plus nette que nous sommes voués tous les deux, mon père et moi, non seulement à disparaître, mais à le faire en même temps, comme avalés par la même gueule. Comme si, à mesure de ma progression, je me délestais moi aussi de mon propre corps, et l’abandonnais à mes successeurs — sans doute déjà eux-mêmes lancés à notre poursuite, et donc déjà eux aussi pris dans la même glutineuse mélasse. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (26)

R81-4) Les plus discrets dévoilent à peine leur plaie
            (D’après : « On a la chance d’être avec des personnes qui sont ouvertes ». 
Plaies, humeurs)

LES PLAIES

Les plus discrets dévoilent à peine leur plaie, comme s’il s’agissait pour eux d’une partie honteuse, d’une marque dont ils n’étaient en rien responsables et dont ils n’avaient de toute façon pas lieu de tirer une quelconque fierté. Ceux-là s’arrangent pour qu’elle demeure presque invisible. Mais la plupart affichent leur plaie sans honte, et avec même une certaine ostentation : elle exprime pour eux bien davantage que ne peuvent le faire les traits du visage ou le regard, révèle ce qu’aucune parole ne pourrait dire, et surtout ne triche pas, ne ment pas, ne feint pas. À tel point qu’ici visages et regards demeurent la plupart du temps inertes, et ne quittent cet état que pour, d’une certaine façon, renchérir sur ce que la plaie ouverte a déjà, et bien plus exactement, exprimé. 

C’est pourquoi les intelligences vives, les caractères affirmés montrent à tous des plaies littéralement béantes, dans lesquelles le regard de chacun peu s’abîmer, où chacun peu lire jusqu’aux plus fines nuances leurs réflexions, leurs humeurs, leurs aspirations, leurs rêves. Car chacun ici retire de l’examen des chairs les plus précieuses informations, et lit dans telle tension du tendon, tel aspect du muscle, telle qualité de la veine, telle brillance ou irrégularité de l’aponévrose (et bien évidemment dans les rapports que toutes ces parties du corps établissent entre elles) comme à livre ouvert. 

Quant aux êtres les plus remarquables, ceux dont les pensées dévoilent à tous des horizons nouveaux et prometteurs, ils présentent généralement une plaie si étendue qu’elle leur ouvre littéralement le corps en deux — ce corps ne devant plus alors son unicité qu’à une mince attache, dont la fragilité, en même temps qu’elle effraie, suscite l’admiration de tous. 

Il n’est pas rare cependant, dans les rues de cette ville parcourue en tous sens de corps éventrés, de voir des couples formés par des individus aux plaies presque contraires ; l’un, tout ouvert, exhibant jusqu’à ses plus profondes entrailles, quand l’autre ne dévoile qu’une minuscule blessure passant presque inaperçue. Certains voient d’ailleurs dans ces appariements la manifestation d’une suprême harmonie, chacun des deux extrêmes n’étant que la porte d’entrée vers les beautés et les secrets de la partie que quotidiennement il contrebalance. 

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Ville Témoin (7)

Benjamin Bondonneau, Kristof Guez et Raphaël Saint-Remy ont réalisé une série appelée « Ville Témoin » de textes, miniatures sonores, photos et vidéos à partir du matériau collecté pour la maquette urbaine, ramifications oniriques à partir des paroles d’habitants du territoire.

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (25)

R81-1) D’un coup, une cloche d’obscurité
            (D’après : « On a fait un petit trajet avec des énigmes ». 
Cloche, chemin, brume)

SOUS CLOCHE

D’un coup, une cloche d’obscurité s’abat sur la terre. Tout disparaît autour de moi. Les sons se font étouffés, instables, sournois, semblent chercher sans succès une issue, se cogner à une paroi lointaine, opaque, douteuse. Je ne marche plus, je flotte, mais lourdement, comme si mes vêtements étaient soudain trempés, ou que mes veines avaient triplé de volume. Mes pieds ne s’appuient sur rien, mes gestes sont à peine miens. Bien que je sois toujours enfermé en lui (peut-être même plus que jamais), mon corps ne m’appartient plus ; j’en cherche les limites, à l’aveugle, dans l’angoisse d’une dissolution qu’aucune sensation ne viendrait confirmer. 

Et tout à coup, sans que rien ne l’annonce, je me retrouve à l’air libre, sur un chemin familier, celui- là même, je le sais, que j’emprunte depuis longtemps, au point qu’il me semble ne connaître que lui. À moins qu’il ne s’agisse d’un autre sentier ? Cette question me taraude, comme chaque fois d’ailleurs que je refais surface (ces passages sous cloche, fréquents, rythment mon avancée, peut- être même la structurent ; pourtant j’en ignore la durée, comme j’ignore les dimensions de cette nuit qui s’abattant sur moi me sépare soudain du monde). 

Qui peut m’assurer, lorsque je sors de ces plongées dans le vide, que ma direction n’a pas changé ? Bien sûr, à droite et à gauche, c’est toujours la même lande légèrement vallonnée et envahie de brume. Mais dans ces landes on le sait les chemins sont nombreux et se ressemblent tous. Ces nuages de nuit qui régulièrement m’enveloppent ne sont-ils pas propices à toutes sortes de bifurcations, de carrefours, de cul-de-sacs même, qui ne feraient que me rejeter sans que je m’en rende compte sur le même chemin, mais en sens inverse ? 

Je ne pense plus au but à atteindre, au pourquoi de mon avancée, l’esprit seulement tourné vers ces trous noirs qui régulièrement me jettent hors du temps et se divertissent de mon angoisse. Avançant dans la brume, je ne tente plus de déchiffrer le paysage monotone qui m’entoure. Je ne fais que me préparer au prochain ensevelissement, résolu à relever les indices qui au moins balaieraient mon inquiétude la plus vive, à savoir celle de ne faire chaque fois que demi-tour, et donc d’être enfermé dans un surplace stérile, humiliant, sans espoir. 

Mais une angoisse plus forte peu à peu m’envahit : ne suis-je pas déjà, et en réalité depuis toujours, pris sous la même cloche, et ces moments durant lesquels la lande m’apparaît de simples mirages, les voies par lesquelles peut-être ma chair trouve à se dissiper, parcelle après parcelle, et pour ainsi dire sous mes yeux, sans que j’en sente rien ? J’en viens à désirer cette nuit gobeuse de vie, à susciter sa venue en hâtant le pas, afin qu’enfin j’en sache davantage sur ma condition — quand bien même celle-ci devait se révéler non-charnelle, fantomatique, et renvoyer mes efforts à une définitive inconcrétude. 

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