Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (41)

R100-3) Ma chambre est située à l’étage
            (D’après : « En bas il vend des radios, en haut c’est une habitation ». 
Maison, radio, télévision, asphyxie)

REZ-DE-CHAUSSÉE

Ma chambre est située à l’étage d’une maisonnette que rien dans le quartier ne distingue des autres. C’est là que je passe toutes mes nuits. Mais pour accéder à la rue le matin, de même que pour regagner mon lit le soir, il me faut traverser le rez-de-chaussée, envahi du sol au plafond par un chaos d’appareils de radio et de télévision, de câbles, d’antennes et de pièces détachées de toutes sortes, qui sont comme les entrailles monstrueuses d’un corps absurde sans forme ni logique. 

L’espace est à ce point rempli (et il semble d’ailleurs se remplir toujours un peu plus, sans que je puisse m’expliquer cette prolifération) que chaque traversée, dans un sens ou dans l’autre, me paraît plus difficile. Gonflant mes poumons, je plonge soir et matin dans cet amas où tout se contrarie et s’interpénètre, et n’en ressors qu’à tâtons, et toujours à bout de souffle. Il me faut chaque fois un bon moment pour reprendre haleine et me libérer des câbles et débris pris dans mes cheveux ou accrochés à mes vêtements. 

Je suis las de ce manège, et surtout inquiet pour l’avenir. Un jour je le crains le souffle me manquera, et je resterai pris dans ce conglomérat insensé et proliférant, qui déjà par un côté tente de gagner l’étage, et par l’autre envahit le perron. 

Continuer la lectureContrechamps par Raphaël Saint-Remy (41)

Ville Témoin (9)

Benjamin Bondonneau, Kristof Guez et Raphaël Saint-Remy ont réalisé une série appelée « Ville Témoin » de textes, miniatures sonores, photos et vidéos à partir du matériau collecté pour la maquette urbaine, ramifications oniriques à partir des paroles d’habitants du territoire.

Continuer la lectureVille Témoin (9)

Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (40)

R100-2) Mes yeux sont ainsi faits
            (D’après : « Les parties manquantes ». 
Regard, manques, vide, route)  

VUE TRONQUÉE

Mes yeux sont ainsi faits qu’ils ne voient jamais que des choses incomplètes. Aux arbres il manque des branches, aux bâtiments des étages ou des ailes, aux hommes un bras, une jambe, une partie de la joue, un œil. J’avance donc dans le monde avec ce vide qui toujours en même temps que moi se meut, qui sans doute même me précède afin d’être bien sûr d’endommager comme il convient tout ce vers quoi je cours, d’en rogner comme il faut les coins. 

J’accepte ce handicap, me résous à ne penser qu’en partie, à considérer comme résolues des équations encore farcies d’inconnues. Mais je ne m’habitue pas aux vides que ce regard corrodant impose au monde. Car ce que mangent mes yeux, ils le mangent réellement, concrètement : envolées (pas seulement pour moi, mais pour tous) les branches de l’arbre, les flancs de l’immeuble, les joues duveteuses ou les mains délicates ! Partout un monde éventré, une harmonie brisée, des énergies rognées, des trous entre lesquels il me faut slalomer, et qui ne doivent de se reconstituer qu’à mon éloignement. 

Je pourrais mettre fin à tout cela, me jeter dans le premier vide venu pour que le cauchemar cesse enfin. Mais à ce vide-là, trompeusement salvateur, il manquera toujours quelque chose je le sais, et m’y précipiter équivaudrait à prendre le risque de ne disparaître qu’en partie.
C’est pourquoi je m’obstine à courir, toujours plus vite, sans plus rien voir d’autre que ces gouffres qui, en même temps qu’ils me tuent à petit feu, bornent sarcastiquement ma route. 

Continuer la lectureContrechamps par Raphaël Saint-Remy (40)

Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (39)

R100-1) Les balles pleuvent autour de moi
            (D’après : « Les balles ». 
Course, balles, sang)

LES BALLES

Les balles pleuvent autour de moi. C’est normal, c’est dans leur nature, elles sont nées d’avoir été lâchées incandescentes depuis le haut d’une tour, pour qu’en bas l’eau glacée d’une cuve leur donne forme. Pour cela qu’elles sont si rapides, traversent l’air avec tant de facilité, cherchent aussi avidement à retrouver cette ligne droite primitive, cette galerie qu’elles ont creusée dans l’air et qui derrière elles aussitôt s’est refermée. 

Ma mère ma mise au monde dans le sang, et c’est dans ce sang que pour finir je vais me noyer. Une même logique nous unit donc les balles et moi. Ce n’est d’ailleurs pas moi qu’elles cherchent (peut-être ne me voient-elles même pas) : c’est après les arbres qu’elles en ont, les arbres qui se mettent en travers de leur chemin. Certaines de rage vont se planter dans leur écorce ; mais elles meurent de n’avoir pas pu retenir leur dard. Je dois courir, courir aussi vite qu’elles afin de rejoindre ma mère qui quelque part là-bas m’attend dans l’angoisse. Non, non, ce n’est pas moi qui cours, c’est mon sang ; mon sang qui se sentant mourir cherche à rejoindre sa source. J’ai peine à le suivre tant il va vite — plus vite que les balles ! 

Continuer la lectureContrechamps par Raphaël Saint-Remy (39)

Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (38)

R99-2) J’erre dans un hangar gigantesque
            (D’après : « Centrale d’achat de l’état ». 
Hangar, empilements, félicité, rat)

LE HANGAR

J’erre dans un hangar si vaste qu’il m’est impossible d’en deviner toute l’étendue — d’autant que le matériel qui y est entreposé s’y entasse dans un tel désordre que progresser vers un point quel qu’il soit s’avère aussi difficile qu’exténuant. Tout ici semble être entreposé en dépit du bon sens, et selon les seules lois de l’urgence et du hasard : des fournitures de bureau cachent des barils de matières inflammables, des pneus de voiture s’effondrent sur des amoncellements de produits d’hygiène, des fauteuils à roulettes disputent leur territoire à des rotors d’hélicoptère aux pales enchevêtrées. Et pourtant toute cette marchandise ne demeure là qu’un temps : à peine déposée et enregistrée (car dans ce domaine tout est fait selon les règles les plus strictes), elle est récupérée par d’autres bras et avec empressement emportée ailleurs. 

Nous sommes nombreux à batailler parmi ces montagnes presque vivantes d’objets hétéroclites, en fourmis ouvrières concentrées sur leur tâche et que rien ne peut perturber. Mais cette sorte de vernis d’ordre posé sur le désordre ne fait qu’augmenter mon trouble, moi qui suis ici sans en connaître la raison, et qui ne m’agite que parce que cela reste encore, dans ces lieux, la meilleure façon de passer inaperçu. 

L’application que je mets à feindre l’activité finit par m’emporter vers une zone moins fréquentée, où je découvre, derrière une montagne de livres, une sorte de réduit, plus profond que haut, protégé comme par miracle de l’envahissement général. Voyant là la promesse d’un espace de tranquillité à l’abri des regards, je m’y introduis, rampe à plat ventre jusqu’au fond. Un trou dans la cloison laisse passer, chose impensable ici, un peu de la lumière du jour. Je reste longtemps à m’extasier devant ce rai irréel, qui me transporte dans un ailleurs depuis longtemps quitté et désormais inaccessible. 

Après être resté un bon moment plongé dans ma rêverie, je finis par remarquer que quelque chose mouille ma veste, au niveau de mon épaule. Levant les yeux, je découvre une canalisation percée, qui à intervalles réguliers laisse tomber une goutte d’eau, fraîche qui plus est. Je place ma bouche sous le trou, me régale de ce cadeau miraculeux. Ce réduit m’apporte décidément tout ce dont je n’aurais osé rêvé, et j’envisage sérieusement de n’en plus sortir. Vient un moment pourtant où un pernicieux sentiment d’insatisfaction nait en moi : il manque, j’en ai la conviction, quelque chose pour que mon bonheur soit entier ; mais j’ignore quoi précisément, et cette ignorance me dévore de l’intérieur. Je sens que cette félicité dans laquelle depuis un moment je baigne est en train de m’échapper, sans que je puisse la retenir. Je reste là, immobile, spectateur impuissant de ma désextase, et c’est au moment où je me résous à sortir de ma cache pour retourner au fastidieux théâtre de mon activité feinte qu’un rat me passe en couinant sur le corps. Dans ma précipitation à quitter l’endroit, je renverse l’amoncellement de livres qui en masquait l’entrée, révélant à tous non seulement mon absence injustifiée mais également la niche jusque-là dissimulée aux regards — niche dont les ouvriers chargés d’entreposer les marchandises vont certainement s’empresser de tirer profit. 

Continuer la lectureContrechamps par Raphaël Saint-Remy (38)