Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (31)

R96-2) Muscle du ciel
              (D’après : « Ils muscleraient leur visage, ils muscleraient un peu tout ». 
Muscles)

MUSCLES

Muscle du ciel, muscle des murs, de l’eau, du vent, muscle du vide entre les choses, tous se tendent et se détendent autour de moi, m’enveloppent, forment une coque filandreuse, intranquille et toujours recommencée, où mille pouls contrebattent.
À ces muscles majeurs j’ajoutent méticuleusement les miens. Ici mon palmaire, là mes zygomatiques, plus loin mon grand pectoral que j’ai tant de plaisir à déployer. Géométrie mouvante qu’habitent trapèzes fantasques et extenseurs curieux du monde. C’est dans cette architecture tropicale que j’observe le commerce des êtres gris qui autour de moi dérivent. Recroquevillés sur eux-mêmes, prisonniers d’un exosquelette dont aucune vie ne s’échappe, ils s’en vont rebondir sur des parois dont ils ignorent tout — sinon la puissance avec laquelle, à peine touchées, elles les rejettent. 

Et mes muscles, éparpillés dans la coque qui me contient, ne sont pas les derniers à relancer cet incessant ballet, et à s’en amuser. 

Continuer la lectureContrechamps par Raphaël Saint-Remy (31)

Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (30)

R96-1) À grandes pelletées
            (D’après : « Je bêche ».
Chute, abysses)

LE GRAIN DE SABLE

À grandes pelletées j’envoie voler la terre par-dessus les toits. 

Sous mes pieds le trou grandit, avale lentement la ville — cargo rouillé englouti par une eau épaisse, ténébreuse, innommable. 

Des grincements de tôles accompagnent ma méthodique noyade, la guident. 

Je creuse encore, jette par-dessus mon épaule les chairs qui inutilement me lestent. 

Libérés de leur orbite mes yeux, avides, me précèdent dans les abysses. Là je le sais un grain de sable patiente, sur lequel mon nom est gravé. Mes yeux enfin désencagés le cherchent, fouillent les fonds, remuent l’obscurité encore inviolée. Mais le soin que je mets à me défaire de moi agite le mystère dans lequel je m’enfonce, et à mesure que j’approche de lui ce minuscule grain s’érode, et mon nom sur lui toujours plus sûrement se désinscrit. 

Continuer la lectureContrechamps par Raphaël Saint-Remy (30)

Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (29)

R82-5) Je suis une addition de lignes
            (D’après : « j’espère que je serai une référence pour mes enfants, et ainsi de suite ». 
Dispersion, indétermination, main

SEGMENTATION

Je suis une addition de lignes, un bouquet anarchique d’abscisses, d’ordonnées et de cotes. Mais les segments qui me constituent sont dispersés, planent ici ou là dans des champs eux-mêmes éclatés (voire contraires), et leur nombre imprécis, fluctuant, empêche de jamais me situer en un point précis de l’espace. 

Cette condition ne me pèse pas ; j’ai appris à vivre avec ce défaut d’unicité, cette indétermination fondamentale, cette fuite permanente de parties de moi-même en allées voleter quelque part dans d’insûres brumailles.
Pourtant mon existence est intranquille ; je suis suspicieux de moi-même et des autres, méfiant à l’égard de l’espace et du temps. Je sais que quelque part une main rôde, qui cherche à saisir tous les segments dont je suis fait, et à unir en un tout soi-disant cohérent cette métamérisation sauvage qui pourtant à mes yeux me constitue ; et cela me met les nerfs à vif. 

Cette patte-pelue qui avidement plane autour de moi (c’est-à-dire en moi) me dégoute et m’horrifie, et de toutes les forces de mon esprit je m’applique à renforcer mon propre éclatement, à travailler à la bonne dispersion des mille segments solitaires dont je suis fait, et qui chacun plonge tête baissée vers son horizon particulier, inconnu des autres. 

Peut-être à terme mon corps, de s’être trop dispersé, n’en sera-t-il plus tout à fait un, mais je préfère courir ce risque plutôt que de me voir saisi par cette main hideuse à l’aveugle voracité. Tout plutôt que m’offrir à elle ! Tout ! 

Continuer la lectureContrechamps par Raphaël Saint-Remy (29)

Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (28)

R82-4) Face à moi, un homme
            (D’après : « Il a toujours fait en sorte qu’on ne le voie pas triste ». 
Visage, tristesse, disparition)

TRISTESSE

Face à moi, un homme dont la tristesse mange littéralement le visage. Il lui arrive naturellement, je le sais, de se montrer heureux, ou simplement gai, et sa face alors est là tout entière bien visible pour qui l’observe. Mais qu’une pointe de tristesse tout à coup se fasse jour en lui, et c’est une part de son visage qui aussitôt s’efface et disparaît. 

L’homme est là devant moi, qui me parle avec une prolixité presque excessive, mais c’est comme si ses paroles n’avaient pas d’importance, pas de signification réelle — ou plutôt comme si elles n’étaient que l’accompagnement, l’ornement conventionnel et poli de la géographie mouvante, trompeuse et pleine de chausse-trappes des chairs de son visage. Je ne peux détacher mes yeux de cette face instable, guette avec anxiété les soudains effacements qui sans prévenir, et surtout sans que mon vis-à-vis lui-même semble en éprouver la moindre douleur, ni d’ailleurs la moindre sensation, la remodèlent. Sans doute même l’homme perçoit-il en moi cette anxiété, et s’en désole-t-il. Mais cela ne fait qu’alimenter ce processus qui en me fascinant m’empêche de lui porter secours. Car il est trop tard à présent, nous l’avons bien compris tous deux. En même temps que sa tristesse s’accroît ma fascination ; et les choses ne peuvent aller qu’en s’amplifiant. 

J’ai conscience (car apparaissent encore ici ou là de fugitifs territoires visibles, une parcelle de joue, un coin de paupière, une fine bande de front en suspens tel un nuage) qu’il s’efforce de tenir tête, et d’opposer à la tristesse qui l’envahit presque tout entier quelques bouffées d’allégresse. Mais il sait comme moi que celles-ci sont forcées, artificielles, et ne peuvent rien contre le malheur fondamental qui lentement l’engloutit. Son visage va bientôt disparaître, nous le savons tous les deux, et bien que je ne sois que le spectateur de cet évanouissement, j’en porterai une indéniable part de responsabilité. Mais comment ne pas regarder jusqu’au bout ? 

Continuer la lectureContrechamps par Raphaël Saint-Remy (28)