Une ville ne se réduit pas à des bâtiments, des rues, des arbres, des équipements publics, des vélos et des voitures. C’est avant tout un lieu de vie, de rencontres, d’ancrage, avec sa vie, son bruissement. La maquette urbaine contient un grand nombre de prises de son localisées, mais également des sons dérivés du matériau collecté, des voix d’habitants, des entretiens et des récits.


 

Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (79)

R114-2) Quand je croise les premiers
            (D’après : « Ils avaient tous une larme à l’œil ». Excroissances, ruelle, larmes, tatouages, œil, silence

EXCROISSANCES

Quand je croise les premiers, je me dis qu’il s’agit de malades qu’une affection étrange défigure. Mais je dois vite me rendre à l’évidence : tous dans cette ville, à des degrés divers, sont affligés du même mal, qu’ils traînent littéralement avec eux en permanence. Il s’agit toujours de la même excroissance qui leur pousse au coin de l’œil, et qui avec le temps ne cesse de se développer, jusqu’à atteindre des proportions si démesurées qu’elle contraint souvent ceux qui en sont victimes à demeurer au même endroit, à moins que d’autres, moins atteints, veuillent bien aider à transporter homme et fardeau ailleurs. 

Car la masse des plus grosses excroissances dépasse parfois celle des êtres qui en sont affligés — encore que ce qui m’apparaît à moi comme une affliction n’en soit apparemment pas une pour eux, qui semblent au contraire en tirer une sorte de fierté, au point que certains, estimant cette pousse sans doute insuffisamment mise en valeur, s’emploient à l’orner de peintures ou de tatouages divers, l’enveloppent de tissus bariolés, lui font adopter des formes variées (parfois à l’aide d’armatures extravagantes) ou, plutôt que de la laisser traîner à terre, l’installent sur un charriot lui-même objet de toute leur fantaisie décoratrice. 

C’est d’ailleurs dans un lieu dévolu à la décoration de ces poches de larmes (car il s’agit bien de cela, j’en viens à le comprendre) que mon errance finit par me mener. Il s’agit d’une ruelle bordée d’immeubles décrépis, envahie de toute une foule venue là dans le seul but d’enjoliver ces vivantes citernes. Bien évidemment, dans cette ruelle, la plupart des spécimens sont démesurément grands, au point qu’il faut les contenir ou les pousser sous les porches pour permettre le passage des nouveaux arrivants. J’ai moi-même quelques difficultés à avancer, tant la foule est nombreuse et les poches de larmes volumineuses. Étrangement, on remarque à peine mon passage, et lorsque je décide de m’asseoir un moment sur les marches d’un immeuble, c’est à peine si les regards se tournent vers moi. 

Juste sous mon nez, un homme et une femme se font tatouer chacun leur poche, énorme, qu’ils ont installée à terre entre leurs jambes. Les deux protubérances, par manque de place, sont collées l’une à l’autre, et les tatoueurs se voient sans cesse contraints de les manœuvrer, tout en se rabrouant mutuellement. Je reste là longtemps. Sans doute finit-on par prendre pitié de moi, car une jeune fille, que je suppose être employée dans une des maisons de tatouage, s’approche de moi et me tend, comme on le ferait à un enfant, une petite boîte de bois. Devant mon geste de surprise et d’incompréhension, la jeune fille l’ouvre et me met dans les mains un minuscule pinceau, tout en me faisant comprendre que je dois me regarder dans le miroir fixé sur le couvercle. Comme je ne comprends toujours pas, elle approche d’un geste plein de douceur mon visage du miroir. Je découvre alors qu’une minuscule poche, à peine plus grosse qu’un grain de riz, s’est formée sans que je le sente dans le coin de mon œil gauche. La jeune fille sourit, et me montre le pinceau que je tiens dans la main. 

Autour de moi tous ont cessé de s’agiter et me regardent, le sourire aux lèvres. Je comprends qu’ils attendent de moi que je décore cette excroissance naissante. M’y refuser serait considéré, cela ne fait aucun doute, comme un regrettable manque de civilité, une impolitesse inexcusable, une faute. C’est pourquoi sans réfléchir davantage je plonge le poil minuscule de mon pinceau dans un des pots de couleur que contient la boîte, puis l’approche de mon œil. Tous se taisent. Dans un silence absolu (il me semble entendre le son produit par le poil du pinceau sur ma chair) je trace un trait horizontal, puis un second juste en dessous. Ne pouvant faire mieux, faute de place, je me redresse et repose le pinceau dans la boîte. Un soupir général de satisfaction accompagne mon geste. Quelques rires se font entendre, et tous immédiatement s’en retournent à leur ouvrage. Je reste là à les regarder, hébété, sans réellement comprendre la portée de mon geste, sinon qu’il signe mon acceptation dans la communauté.
Sans que je puisse m’y opposer, une bouffée de tristesse m’envahit. Constatant que tous les regards se sont détournés de moi, je me penche à nouveau vers le miroir, regarde attentivement l’excroissance qui s’est formé au coin de mon œil. Et je constate qu’elle grossit — très légèrement certes, mais elle grossit, c’est une évidence. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (78)

R114-1) De prime abord, je ne comprends pas qu’il s’agit d’un tube
            (D’après : « Quand ils me racontent leur histoire, ça s’est toujours joué à un fil ». Course, horizon, paroi, tube, fil

LE TUBE

De prime abord, je ne comprends pas qu’il s’agit d’un tube. Sa paroi est invisible, je n’ai d’ailleurs pas même l’idée d’imaginer son existence. Je cours, et c’est ma course qui d’une certaine façon ouvre le monde et le déploie devant moi. Mais peu à peu, alors même que mes yeux continuent de plonger vers d’inaccessibles horizons, naît en moi la conscience d’une finitude, le sentiment que ce monde quelque part s’arrête. Dès lors les indices se multiplient, et germe sournoisement dans mon esprit l’idée d’un rétrécissement, d’une force invisible travaillant à une sorte de repli général, à un resserrement, une contraction du monde. Mais je cours toujours, peut-être même avec plus de vigueur et d’engagement, bien que je perçoive effectivement au loin les signes tangibles d’un écrasement des choses contre une invisible paroi. 

Pas un instant je n’imagine que ma course puisse porter la responsabilité de ce phénomène. Bien au contraire, je suis convaincu d’à ma manière lutter contre, quand bien même les moyens dont je dispose sont dérisoires. Mais à mesure que j’avance, le tube se rétrécit (je ne doute plus à présent qu’il s’agisse d’un tube, conique et comprimant vers son centre — c’est-à-dire vers moi — aussi bien le sol que je foule que le ciel qui me domine ou les profondeurs de la terre), et vient un moment où il est à se point resserré, et l’espace en lui comprimé, que ma tête, après s’être courbée autant qu’elle le pouvait, ne peut faire autrement que de s’en extraire, en même temps d’ailleurs que mes pieds — suivis peu de temps après par mes épaules et mes jambes. 

Je cours toujours, et avec la même force, mais désormais le tube me traverse le ventre. Je continue de voir le monde, mais de haut, à travers une paroi vitrée dont la circonférence ne cesse de se rétrécir sous mes yeux — au point qu’il me devient difficile de distinguer les détails de ce monde miniature qui me transperce comme une lance. 

La lance est du reste si fine qu’elle perd peu à peu de sa raideur, vole au vent (qui pourtant devrait être lui aussi enfermé dans le tube, mais cette incohérence ne me perturbe pas, je l’accepte sans plus de trouble que le reste), et finalement échappe complètement à ma vue. Et me voilà non plus en train de courir à travers le monde, mais après ce fil que je sais d’une fragilité extrême, et dont j’ai conscience que la rupture signifierait, de façon évidente et définitive, ma propre fin. D’abord courbé, puis rampant, je fouille le vide, mais ce vide est complexe, captieux, plein de chausse-trappes qui n’attendent que de m’avaler. 

Je ne suis pas loin d’être gagné par le désespoir quand tout à coup je réalise que c’est à nouveau à l’intérieur du tube que je me trouve. Je ne peux encore qu’y ramper (et encore avec peine, n’avançant que grâce à des mouvements infimes et répétés du bassin), mais du moins c’est en lui que je progresse, et ce miracle ranime mon entrain. Déjà le tube commence à s’évaser. Et très vite je peux me relever et à nouveau me tenir droit. Je retrouve l’élan et l’efficace de ma course première, jouis de voir la ligne d’horizon à nouveau s’enfuir devant moi. Et le rire qui jaillit de ma gorge accompagne la fuite de cet horizon neuf, peut-être même ouvre les espaces vers lesquelles il plonge. Plus rien ne semble pouvoir stopper mon avancée. L’univers est à nouveau sans limite. Mon rire fou le confirme. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (77)

R113-2) Sans doute suis-je assis à ce bureau depuis longtemps déjà
            (D’après : « On est derrière les bureaux ». Bureau, désert, arpenteurs, chiffres, sommeil)

FACE AU DÉSERT

Sans doute suis-je assis à ce bureau depuis longtemps déjà. J’en connais toute la géographie intime, toutes les éraflures, les irrégularités du bois, les marques anciennes ; mes documents y occupent une place comme depuis toujours fixée ; mes mains y sont chez elles. À vrai dire, mis à part quelques feuilles qu’une pierre empêche de s’envoler, mes affaires se résument à un livre épais, dans lequel j’inscris les données que l’on veut bien m’apporter depuis les terres lointaines où tout le jour mes yeux se perdent. Ma table de travail est en effet posée en pleine nature, à même le sol, face à un immense désert. Rien ne l’abrite, rien ne la signale, et s’il en est d’autres semblables plus loin, plantées comme la mienne face à l’immensité infertile et hostile, mes contacts avec ceux qui y travaillent sont rares, et se limitent à quelques signaux sans grande signification et n’ayant pour seule fonction que de confirmer à l’autre que rien de nouveau ne se produit, que le poste est toujours occupé, qu’en somme le désert est toujours là devant nous, et nous toujours là en faction à sa lisière. 

Malgré le peu d’intérêt apparent de ma fonction (qui consiste à inscrire dans un registre des données chiffrées qui souvent me sont incompréhensibles, et qui de plus ne me parviennent qu’au compte- gouttes), je l’exerce avec sérieux et application, passant mon temps à guetter l’horizon, et à me préparer à accueillir au mieux les arpenteurs qui surgiront des sables, malheureusement toujours impatients de retourner à leurs mesures et considérant cette obligation de venir m’apporter leurs relevés comme une regrettable perte de temps. 

Encore cette hâte est-elle perceptible chez ceux qui ont la correction de se montrer à moi sans rien me dissimuler de leur course. Car le plus souvent les informations m’arrivent comme par magie, sans que je puisse apercevoir ne serait-ce que l’ombre de leur porteur. Que je m’assoupisse un instant, ou que je me retourne quelques secondes seulement vers l’arrière (où il n’y a pourtant rien d’extraordinaire à contempler), et c’est le moment que les arpenteurs choisissent pour laisser sur mon bureau, avant de disparaître aussi vite qu’ils sont venus, une feuille remplie de chiffres qu’il me faudra des heures ensuite à recopier sur le grand livre. 

Malgré tous mes efforts, les pièges lentement échafaudés, les ruses patiemment mises au point, je n’ai pu réussir à surprendre un seul de ces messagers éclairs.
Seuls s’offrent à mon attention les arpenteurs les moins performants, ceux dont je sais bien, à la façon nerveuse et inélégante qu’ils ont de s’extraire des sables, qu’ils ne m’apporteront qu’un document peu digne d’intérêt, aux données méritant à peine qu’on les enregistre. Mais désormais j’accepte cet état de fait, et plutôt que de m’user les yeux à scruter l’horizon, je m’abandonne plusieurs fois dans la journée à un bienfaisant sommeil, sans honte aucune, d’une façon presque ostentatoire même, afin de montrer à tous ces arpenteurs trop pressés que j’ai saisi leur petit jeu, et qu’à présent nous luttons sinon à armes égales du moins selon les mêmes règles. 

Et cette attitude porte si bien ses fruits (les feuilles en effet s’entassent sous la pierre) que je ne désespère pas de bientôt parvenir à la dernière page de mon livre, et donc, j’ose le croire, au jour tant attendu de la relève. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (76)

R113-1) C’est à cloche-pied
            (D’après : « Je fais moite-moite ». Dédoublement, ville, avancée, cloche-pied, brume)

À CLOCHE-PIED

C’est à cloche-pied, et donc sous l’inévitable et permanente risée de tous ceux que je croise, que j’avance dans la ville, à la recherche de l’autre moitié de moi qui quelque part — mais j’ignore où, et c’est là mon malheur — s’épuise elle aussi, et de façon également affligeante et pénible, à me courir après ; à cloche-pied que ce demi-corps qui est le mien s’efforce de trouver son double, dans cette mégapole où chaque rue semble sournoisement travailler à ma perte, et où les réguliers espoirs de toucher enfin au but, toujours déçus, paraissent eux-mêmes alimenter la vaste conspiration dans laquelle, à jamais incomplet, je me débats. 

Ce n’est pourtant pas dans le but de m’y réaccoler que je poursuis ainsi mon semblable opposé. C’est même tout le contraire. Avec le temps j’ai appris à goûter la solitude, et pour rien au monde je ne souhaiterais m’unir à un double que je regarde désormais comme aussi potentiellement encombrant qu’évidemment inutile. Non, si je cherche ce fuyant antagoniste, c’est uniquement afin de pouvoir enfin me défaire des parties de lui qui, par erreur sans doute lors de la fatidique séparation (séparation dont je ne garde d’ailleurs qu’un souvenir très vague, au point de me demander parfois si elle n’est pas totalement fantasmée), ont échoué dans une moitié (la mienne) qui manifestement n’était pas la bonne. 

Ce sont ces parcelles égarées en moi par erreur qui empoisonnent mon existence, bien plus que mon état apparemment incomplet et bancal, dont en définitive, dans le secret de mes pensées, je m’enorgueillis. Ma vie serait simple et ma satisfaction totale, j’en ai la certitude, si je parvenais à me défaire de cette surcharge, de ce reliquat d’un moi inatteignable, qui me prive d’une identité nette dont je pourrais jouir pleinement.
Et j’en veux à cette sorte de brume qui sans cesse m’enveloppe et prend plaisir à s’épaissir précisément lorsqu’une rencontre de l’autre toujoursinaccessible semble, par quelques troubles indices, quelques sourdes sensations, en passe de se produire. D’autant qu’immanquablement elle me replonge, et pour longtemps, dans l’errance irritée et stérile qui semble être mon lot. Mais j’imagine que l’autre de son côté (comment en serait-il autrement ?), doit endurer, avec la même irritation que moi, exactement le même tourment. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (75)

R 112) Immeubles flasques, rues molles
            (D’après : « Pour l’instant c’est assez flou. Après on verra ». Immeubles, rues, vol, efforts, ailes et pattes)

PROGRESSION

Immeubles flasques, rues molles, trottoirs mouvants, imprécis. Ma progression tient autant de la marche que de la nage ; peut-être même d’un genre spécial de vol, lent, difficultueux, rendu incertain par la répugnance de l’air à me concéder passage, et par l’adhérence des choses à mon corps — lui-même peu ferme, peu sûr de son état. 

Le bitume colle à mes vêtements. Les pierres tournent lentement autour de moi, chuchotent, préparent je ne sais quelles sournoises manœuvres, et je sens aux ondes épaisses et tomenteuses qu’elles échangent que mon avancée les perturbe, parasite leurs plans.
Mais englué dans la gêne que je provoque, je n’ai d’autre alternative, pour m’en défaire et aller de l’avant, que de l’alimenter. Je redouble donc d’efforts, puise dans mes réserves, afin d’échapper à cette moite conspiration, mais aussi parce que je sens que plus loin (à une distance que néanmoins pour le moment je ne saurais définir) je trouverai un environnement stable, invariable, sûr. 

Mais cette zone que j’espère, et vers laquelle je m’efforce, m’accueillera-t-elle en son sein ? Sa fermeté ne sera-t-elle pas précisément un obstacle ? Ne me repoussera-t-elle pas vers ces courants sournois qui pour l’instant s’emploient à me perdre ? Ces questions me taraudent. Raison pour laquelle je me consacre avec tant d’ardeur à mes disgracieux battements d’ailes et de pattes, repoussant le moment d’une désillusion que malgré tout je ne peux m’empêcher de considérer comme inéluctable. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (74)

R 111-2) Sous un soleil de plomb
            (D’après : « On ne connaît rien de l’écrit ». Langage, pierres, fouilles, profondeurs, vibrations)

FOUILLE 

Sous un soleil de plomb, je vais fébrilement d’une zone de fouille à l’autre. Chacune de ces zones cache une lettre de l’alphabet, immense, mais que seuls quelques indices affleurant le sable trahissent. Mon travail consiste à mettre au jour toutes ces lettres enfouies — d’une taille telle que lorsqu’elles sont dégagées il faut un certain temps pour en faire le tour. 

Que ces lettres soient droites ou courbes (latines, elles présentent ces deux aspects), elles se révèlent toujours la somme de centaines de pierres assemblées, qui à l’examen font toutes entendre, malgré qu’elles concourent à former la même lettre, une vibration propre, une fréquence particulière. C’est bien sûr la pluralité de ces fréquences qui attise ma curiosité, ce pourquoi depuis des mois je me traîne dans cette plaine aride et soulève une à une les pierres qui y sont enfouies. 

Je sais que chaque lettre nécessiterait une étude détaillée, qui peut-être me prendrait rien qu’à elle toute une vie ; que le « z », le « a », le « o », le « u » ou le « m » sur lesquels je me suis déjà attentivement penché, m’ont révélé une richesse insoupçonnée qu’il me faudra explorer encore longtemps avant que j’en saisisse toute l’étendue. 

Et je sais également que tel « z » ou tel « m » pris au hasard, somme de mille vibrations particulières, n’aurait rien de commun avec un autre « z » ou un autre « m » que je pourrais être amené à étudier un peu plus loin.
Aussi est-il encore trop tôt pour songer à analyser et comprendre l’agencement général de toutes ces lettres encore irrévélées, et surtout le sens que certainement, toutes regroupées, elles expriment. Le temps viendra pour cela. Pour le moment il me faut poursuivre mes efforts et dégager, tant qu’il me reste encore assez de forces, tous les fragments de lettre possibles, afin de les écouter un à un dans le détail. D’autant qu’après tout (c’est ce qu’une voix chuchote en moi, de façon toujours plus prégnante) se cache peut-être là un autre langage, dégagé de toute raison ; un langage primitif, purement musical, que chaque lettre porterait en elle et qu’il nous faudrait redécouvrir. 

C’est pourquoi, sans relâcher mes efforts, je dois pour commencer me consacrer à ce premier niveau consistant à révéler la magnificence sonore de chaque lettre, et son potentiel poétique, sans préjuger en rien de la place que cette lettre pourrait occuper dans un agencement verbal dont la signification, de toute façon, m’intéresse chaque jour un peu moins. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (73)

R 111-1) Que quelque chose se présente à moi
            (D’après : « Dans le roman on peut tomber sur tout et n’importe quoi ». Arbre, mur, écrasement, sang

CARNAGE 

Que quelque chose se présente à moi, un mur, un arbre au bord du chemin, une masse quelconque inerte ou vivante, et aussitôt il faut que j’aille m’écraser contre, comme si j’y avais été projeté avec force.
Bien sûr personne ne se doute de rien. On me voit comme un être délicat, sensible, réservé. Mais je sais, moi, les ravages que je fais sur les choses, les êtres, et même les pensées qui commettent l’erreur de s’échapper de mon cerveau et s’oublient à danser sous mon nez. C’est chaque fois le même carnage : mon sang gicle et macule tout, l’objet de mon attention est entaché d’une bouillie de chairs infâme que moi seul vois, et en laquelle je ne me reconnais plus que par déduction. 

Et c’est hébété que je regarde cette dévastation, incapable d’une réaction autre que d’infini dégoût, attendant simplement (bien que toujours avec la même appréhension) la prochaine et inévitable collision. Car malgré tout, malgré cette hébétude rémittente, j’avance dans le monde, toujours à l’affut de choses et de lieux à découvrir, que je me promets, par précaution, de n’approcher qu’un bref instant. Mais cet instant suffit pour que je gâche tout, et que s’allonge la liste des dommages que bien malgré moi j’occasionne. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (72)

R110-3) D’un côté de mon champ auditif
            (D’après : « Froissements et coups ». Bruissements, coups, vide)

CHAMP AUDITIF

D’un côté de mon champ auditif, un permanent bruissement — froissis de papiers, frou-frous de tissus, fins feuillages friselisants, voix susurrantes se gargarisant de simili-syllabes, de crachotements furtifs et suraigus ; de l’autre, des frappes répétées, graves et sourdes, comme d’une masse sur un tronc creux, ou d’un pilon gigantesque sur le socle même du monde. Et entre les deux, rien, le silence absolu, le vide, l’absence de possibilité même d’un événement sonore quel qu’il soit. 

C’est pourtant dans ce territoire-là, dans ce silence fade pris entre deux murs contraires que se déroule mon existence ; là que je ne cesse de courir de l’un à l’autre de ces deux continuums sonores qui m’emprisonnent et me musèlent. Une tenaille aux branches antithétiques me retient dans sa gueule, et mon seul loisir réside dans la contemplation de ses dents. Mais à force d’examen, mon oreille s’est affinée, et je perçois désormais les moindres variations tant des froissements suraigus que des coups sourds qui bornent mon domaine, en saisis les plus infimes nuances de timbre, les plus subtils jeux de dynamiques, et cet aguet permanent parvient à alléger quelque peu, malgré tout, l’errance monotone et insipide à laquelle je suis condamné. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (71)

R110-2) La langue que je parle
            (D’après : « Je suis angolaise, congolaise, portugaise, et française ». Langage, terre, variations)

LA LANGUE

La langue que je parle est fonction de la terre que je foule. Mais cette terre est changeante, et comme c’est bien plus souvent sur une houle capricieuse que je pose le pied que sur un sol bien ferme, mon parler sans cesse varie au même rythme, passant du guttural au suave, de l’étouffé et rauque au délicatement brumeux, d’un vocable hérissé d’anguleuses consonnes à un chuintant babil, si léger qu’il en paraît presque informe, sinon absurde. 

Pourtant il ne fait aucun doute que ce langage hétéroclite, pour ne pas dire charivarique, est bien le mien, et qu’il confirme, à mesure que j’en révèle les pans si disparates, ma place dans ce monde. Loin de déplorer l’instabilité du sol qui me porte, j’en accueille donc avec joie les plus infimes variations, sachant que celles-ci nourriront la bigarrure de mon langage — dont je sens bien qu’il n’atteindra sa plénitude que lorsque plus rien en lui ne sera figé, et que chacune de ses plus fugitives consonnes, de ses plus aériennes voyelles, sera le reflet d’un chemin que j’aurai parcouru, d’un carré d’herbe que j’aurai traversé, d’un caillou que par jeu, et comme sans y penser, j’aurai envoyé balader au loin ; quand, d’une certaine façon toute cette terre mouvante aura pour nid ma bouche, que chaque laryngale perpétuera un ancien éboulis, et que chaque lénition redonnera vie à une passe brumeuse, à peine réelle et depuis longtemps évanouie, par laquelle je serai passé comme dans un rêve. 

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