R96-5) Un bec perpétuellement
            (D’après : « Je les admire les oiseaux ». 
Bec, entrailles)  

LE BEC

Un bec perpétuellement fouille en moi, se repaît de mes chairs, s’amuse de l’écheveau de mes veines, tendons et ligaments. C’est pour se nourrir qu’il m’éventre bien sûr, mais aussi, j’en ai la conviction, pour m’offrir de me connaître moi-même — mieux en tout cas que ne le permettrait ma seule introspection, fût-elle soignée, méthodique et opérée de sang froid. 

Pourtant, s’il me semble avec le temps pénétrer de mieux en mieux la manière et les habitudes de ce pic qui m’étripe, le savoir que j’ai de moi me paraît toujours davantage s’affadir, au point que les limites de mon être s’en trouvent comme irrémédiablement brouillées, et la réalité de mes membres et organes incertaine. Seul ce bec énorme et vorace s’affiche à mes yeux avec plus de netteté. Je lis en lui non seulement ce qu’il est, mais aussi ce que je suis, et ce que peut-être je deviendrai. Au point que je finis par craindre qu’il se lasse, se désintéresse du petit paquet de viscères et de doutes que je suis, et qu’il s’en aille chercher ailleurs une nourriture plus fraîche et plus appétissante.