R100-2) Mes yeux sont ainsi faits
            (D’après : « Les parties manquantes ». 
Regard, manques, vide, route)  

VUE TRONQUÉE

Mes yeux sont ainsi faits qu’ils ne voient jamais que des choses incomplètes. Aux arbres il manque des branches, aux bâtiments des étages ou des ailes, aux hommes un bras, une jambe, une partie de la joue, un œil. J’avance donc dans le monde avec ce vide qui toujours en même temps que moi se meut, qui sans doute même me précède afin d’être bien sûr d’endommager comme il convient tout ce vers quoi je cours, d’en rogner comme il faut les coins. 

J’accepte ce handicap, me résous à ne penser qu’en partie, à considérer comme résolues des équations encore farcies d’inconnues. Mais je ne m’habitue pas aux vides que ce regard corrodant impose au monde. Car ce que mangent mes yeux, ils le mangent réellement, concrètement : envolées (pas seulement pour moi, mais pour tous) les branches de l’arbre, les flancs de l’immeuble, les joues duveteuses ou les mains délicates ! Partout un monde éventré, une harmonie brisée, des énergies rognées, des trous entre lesquels il me faut slalomer, et qui ne doivent de se reconstituer qu’à mon éloignement. 

Je pourrais mettre fin à tout cela, me jeter dans le premier vide venu pour que le cauchemar cesse enfin. Mais à ce vide-là, trompeusement salvateur, il manquera toujours quelque chose je le sais, et m’y précipiter équivaudrait à prendre le risque de ne disparaître qu’en partie.
C’est pourquoi je m’obstine à courir, toujours plus vite, sans plus rien voir d’autre que ces gouffres qui, en même temps qu’ils me tuent à petit feu, bornent sarcastiquement ma route.