R99-2) J’erre dans un hangar gigantesque
            (D’après : « Centrale d’achat de l’état ». 
Hangar, empilements, félicité, rat)

LE HANGAR

J’erre dans un hangar si vaste qu’il m’est impossible d’en deviner toute l’étendue — d’autant que le matériel qui y est entreposé s’y entasse dans un tel désordre que progresser vers un point quel qu’il soit s’avère aussi difficile qu’exténuant. Tout ici semble être entreposé en dépit du bon sens, et selon les seules lois de l’urgence et du hasard : des fournitures de bureau cachent des barils de matières inflammables, des pneus de voiture s’effondrent sur des amoncellements de produits d’hygiène, des fauteuils à roulettes disputent leur territoire à des rotors d’hélicoptère aux pales enchevêtrées. Et pourtant toute cette marchandise ne demeure là qu’un temps : à peine déposée et enregistrée (car dans ce domaine tout est fait selon les règles les plus strictes), elle est récupérée par d’autres bras et avec empressement emportée ailleurs. 

Nous sommes nombreux à batailler parmi ces montagnes presque vivantes d’objets hétéroclites, en fourmis ouvrières concentrées sur leur tâche et que rien ne peut perturber. Mais cette sorte de vernis d’ordre posé sur le désordre ne fait qu’augmenter mon trouble, moi qui suis ici sans en connaître la raison, et qui ne m’agite que parce que cela reste encore, dans ces lieux, la meilleure façon de passer inaperçu. 

L’application que je mets à feindre l’activité finit par m’emporter vers une zone moins fréquentée, où je découvre, derrière une montagne de livres, une sorte de réduit, plus profond que haut, protégé comme par miracle de l’envahissement général. Voyant là la promesse d’un espace de tranquillité à l’abri des regards, je m’y introduis, rampe à plat ventre jusqu’au fond. Un trou dans la cloison laisse passer, chose impensable ici, un peu de la lumière du jour. Je reste longtemps à m’extasier devant ce rai irréel, qui me transporte dans un ailleurs depuis longtemps quitté et désormais inaccessible. 

Après être resté un bon moment plongé dans ma rêverie, je finis par remarquer que quelque chose mouille ma veste, au niveau de mon épaule. Levant les yeux, je découvre une canalisation percée, qui à intervalles réguliers laisse tomber une goutte d’eau, fraîche qui plus est. Je place ma bouche sous le trou, me régale de ce cadeau miraculeux. Ce réduit m’apporte décidément tout ce dont je n’aurais osé rêvé, et j’envisage sérieusement de n’en plus sortir. Vient un moment pourtant où un pernicieux sentiment d’insatisfaction nait en moi : il manque, j’en ai la conviction, quelque chose pour que mon bonheur soit entier ; mais j’ignore quoi précisément, et cette ignorance me dévore de l’intérieur. Je sens que cette félicité dans laquelle depuis un moment je baigne est en train de m’échapper, sans que je puisse la retenir. Je reste là, immobile, spectateur impuissant de ma désextase, et c’est au moment où je me résous à sortir de ma cache pour retourner au fastidieux théâtre de mon activité feinte qu’un rat me passe en couinant sur le corps. Dans ma précipitation à quitter l’endroit, je renverse l’amoncellement de livres qui en masquait l’entrée, révélant à tous non seulement mon absence injustifiée mais également la niche jusque-là dissimulée aux regards — niche dont les ouvriers chargés d’entreposer les marchandises vont certainement s’empresser de tirer profit.