Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (76)
R113-1) C’est à cloche-pied
(D’après : « Je fais moite-moite ». Dédoublement, ville, avancée, cloche-pied, brume)
À CLOCHE-PIED
C’est à cloche-pied, et donc sous l’inévitable et permanente risée de tous ceux que je croise, que j’avance dans la ville, à la recherche de l’autre moitié de moi qui quelque part — mais j’ignore où, et c’est là mon malheur — s’épuise elle aussi, et de façon également affligeante et pénible, à me courir après ; à cloche-pied que ce demi-corps qui est le mien s’efforce de trouver son double, dans cette mégapole où chaque rue semble sournoisement travailler à ma perte, et où les réguliers espoirs de toucher enfin au but, toujours déçus, paraissent eux-mêmes alimenter la vaste conspiration dans laquelle, à jamais incomplet, je me débats.
Ce n’est pourtant pas dans le but de m’y réaccoler que je poursuis ainsi mon semblable opposé. C’est même tout le contraire. Avec le temps j’ai appris à goûter la solitude, et pour rien au monde je ne souhaiterais m’unir à un double que je regarde désormais comme aussi potentiellement encombrant qu’évidemment inutile. Non, si je cherche ce fuyant antagoniste, c’est uniquement afin de pouvoir enfin me défaire des parties de lui qui, par erreur sans doute lors de la fatidique séparation (séparation dont je ne garde d’ailleurs qu’un souvenir très vague, au point de me demander parfois si elle n’est pas totalement fantasmée), ont échoué dans une moitié (la mienne) qui manifestement n’était pas la bonne.
Ce sont ces parcelles égarées en moi par erreur qui empoisonnent mon existence, bien plus que mon état apparemment incomplet et bancal, dont en définitive, dans le secret de mes pensées, je m’enorgueillis. Ma vie serait simple et ma satisfaction totale, j’en ai la certitude, si je parvenais à me défaire de cette surcharge, de ce reliquat d’un moi inatteignable, qui me prive d’une identité nette dont je pourrais jouir pleinement.
Et j’en veux à cette sorte de brume qui sans cesse m’enveloppe et prend plaisir à s’épaissir précisément lorsqu’une rencontre de l’autre toujoursinaccessible semble, par quelques troubles indices, quelques sourdes sensations, en passe de se produire. D’autant qu’immanquablement elle me replonge, et pour longtemps, dans l’errance irritée et stérile qui semble être mon lot. Mais j’imagine que l’autre de son côté (comment en serait-il autrement ?), doit endurer, avec la même irritation que moi, exactement le même tourment.