Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (66)

R106-1) Découper les employés de bureau en petits cubes
            (D’après : « Restaurant ».Restaurant, employés, vieillards, nouveau-nés, nourriture, feu)

RECETTE 

Découper les employés de bureau en petits cubes. Les mettre dans le sac avec la farine. Secouer. C’est pour vous que je fais ça mes enfants, pour votre avenir. Les vieux qui viennent toujours le même jour, les découper en lanières. Pour que votre vie soit meilleure que la mienne, que vous n’ayez pas à vous battre comme moi. Les jeunes, qui boivent bière sur bière et parlent fort, les passer au hachoir. Pour vous, pour vous. Les enfants en bas âge, les nouveau-nés dans leur poussette, les peler, et les réserver. Préparer ail, poivron, ananas, gingembre, ciboulette. Moi je n’ai plus rien a espérer. Dans le wok, chauffer l’huile, sortir les employés de bureau du sac et les faire dorer à feu vif. Baisser le feu et ajouter ail, poivron, gingembre. Réserver. Vous ferez des études, vous aurez une bonne place, un bon travail. À nouveau huile dans le wok. Feu vif. Verser les jeunes buveurs hachés avec ciboulette, vinaigre, concentré de tomate, sauce soja, fécule de pomme de terre délayé dans le jus d’ananas. Laisser mijoter tout en mélangeant. Ajouter ananas en morceaux et nouveau-nés. Moi je ne sais rien faire d’autre. Je ne suis bonne qu’à ça. Dans un plat verser miel, huile d’olive, graines de sésame. Déposer les lamelles de vieux dans la marinade. Mélanger. Laisser reposer. C’est pour vous mes enfants que je fais tout ça. Faire chauffer un filet d’huile, égoutter les lamelles tout en réservant la marinade. Les saisir quelques minutes. Ajouter la marinade. Laisser réduire jusqu’à ce qu’ils soient dorés, laqués. Réserver au chaud. Seulement pour vous. Préparer les assiettes. Avant de servir, saupoudrer les employés de bureau de sésame, et les jeunes buveurs de coriandre. Pour que vous ne passiez pas votre vie ici, que vous partiez loin, loin. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (65)

R105-3) Fuite dans une ville labyrinthique
            (D’après : « Les gens t’agressent avec leur regard ». Fuite, yeux, rues, place, lune)

LES YEUX

Fuite dans une ville labyrinthique. Ruelles étroites et sombres. Partout les gens à mon passage s’arrachent les yeux pour les lancer vers moi à toute volée.
C’est pour échapper à cette grêle que je cours, mais je sais que la ville n’a pas de fin, et je prends soin de ne pas fuir trop vite, car je sais que ma peur ne peut qu’attiser l’excitation de ceux qui me harcèlent. 

Les yeux en s’écrasant sur ma robe, sur le foulard qui cache mes cheveux, produisent un son répugnant, comme des bulles éclatant à la surface d’une fosse d’aisance.
J’avance, évite les porches sombres où les hommes se cachent, les ruelles éclairées par la lune. Les yeux, lancés à la hâte, rebondissent sur les murs décrépis des immeubles, et en s’écrasant sur moi dégoulinent sur mes vêtements. Liquide hideux qui forme progressivement un vernis épais, une carapace luisante, ignoble. 

Je cesse peu à peu de courir. À quoi bon ? La tête haute j’avance lentement. Dans la nuit les yeux me cherchent, s’excitent mutuellement, sifflent à mes oreilles, inventent des trajectoires complexes. Je m’offre à eux, ou plutôt je leur abandonne cette carapace qui en même temps qu’elle m’emprisonne me rend toujours plus intouchable. 

J’atteins une placette, m’immobilise en son milieu. Des fenêtres s’ouvrent, et la grêle redouble. Je ferme les yeux, me laisse submerger, m’offre à la lapidation, sous la pâle clarté de la lune, n’attendant plus que d’être totalement ensevelie pour enfin goûter à la liberté. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (64)

R105-2) Sans cesse les mains de mon père
            (D’après : « À trente ans ou quarante ans encore chez ses parents ». Père, mère, bras, mains, fardeau)

LES GÉNITEURS

Sans cesse les mains de mon père me passent devant les yeux, balaient fébrilement l’espace, m’empêchent de rien voir. Et quand leur danse chaotique enfin se calme, les voilà qui s’accrochent à mon cou, à mes cheveux, à mes joues, et leur tirent dessus comme si elles voulaient les arracher.
Les membres de ma mère (je porte père et mère sur mon dos, ils y ont trouvé place il y longtemps et n’en bougeraient pour rien au monde), bien que de façon moins brutale, me laissent aussi peu en paix : ses doigts osseux m’écrasent les paupières, agrippent mon nez sans ménagement, ses maigres bras me cisaillent les clavicules, ses jambes m’enserrent si fort les reins que je peux à peine respirer. Mais je ne dis rien, ne me plains pas, endure mon supplice, m’applique à porter mes bien-aimés géniteurs avec abnégation. Je sais qu’ils n’ont nulle part où aller, que s’ils posaient seulement le pied à terre ils s’effondreraient immédiatement, telles des statues de sable. 

Bien sûr cela ne facilite pas mes mouvements, et influe même, je dois le reconnaître, sur toute mon existence. Bien des activités me sont interdites, ou rendues si difficiles que j’ai perdu le désir de m’y engager. Mes relations amicales sont des plus ténues. J’ai bien essayé de prendre femme, mais à peine me suis-je approché de celle que je convoitais que les deux paires de bras de mes géniteurs se sont agrippés aux deux paires qui tout à coup leur faisaient face (la jeune femme, de son côté, était en effet affligée d’un fardeau identique au mien) pour ne plus les lâcher. Les quatre paires de bras ont alors inventé mille prises, se sont découverts comme une nouvelle jeunesse, et il ne m’a plus été possible d’échanger avec ma belle que de subreptices regards, à ce point fugaces et contraints qu’ils en étaient presque indéchiffrables. J’ai préféré renoncer, quand bien même, tous ces bras étant si bien imbriquées, je désespère de pouvoir un jour me dégager de cet invraisemblable enchevêtrement. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (63)

R105-1) À genoux, les mains plongées dans la terre
            (D’après : « La femme travaille aux champs toute la journée ». Terre, profondeurs, pièce de monnaie)

LA PIÈCE

À genoux, les mains plongées dans la terre, elle enchaîne les lignes, d’un bord à l’autre du champ. Il faisait nuit encore lorsqu’elle a commencé, mais la parcelle est immense, et quand elle en aura fini, le soleil aura achevé sa course et disparu depuis longtemps derrière l’horizon.
Mais elle ne s’occupe pas du soleil. Ses yeux ne quittent pas la terre, que ses mains fouillent fébrilement. Mille fois elle les enfonce au plus profond, et les ressort un peu plus loin, doigts écartés. Elle guette un indice. C’est son mari qu’elle cherche, son mari et son fils. Ils sont là forcément dans la terre, il ne peuvent être que là. Elle espère remonter à la surface quelque chose d’eux, un peu de leur chevelure, un bouton de leur veste, un fragment de lacet. 

Jusqu’au soir, jusqu’à la nuit elle poursuit son méticuleux ratissage. Et lorsqu’elle en vient à bout, que le champ a été retourné d’un bout à l’autre, et qu’elle se relève péniblement, c’est pour découvrir juste à la lisière du champ une petite pièce de monnaie — une monnaie qu’elle ne connaît pas, ancienne peut-être, ou d’un pays lointain, sur laquelle est inscrit une sorte de V majuscule aux branches inégales, et dont la branche de droite (la plus haute) couvre le chiffre 1, lui-même précédé d’une courte barre horizontale. La pièce brille faiblement sous la lune, et la femme l’observe longuement. Ce sont eux qui l’ont laissée certainement ! Oui, ce sont eux ! Ils ont dû partir, et ont pris soin de me laisser un signe ! 

Et elle rentre chez elle dans la nuit, tournant et retournant la pièce dans sa main noire de terre, tout en se demandant : pourquoi n’y a-t-il d’inscription que sur une face ? Pourquoi ? 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (62)

R103-11) Mes membres, depuis longtemps
            (D’après : « Les gens n’ont plus de cœur ». Cœur, membres)

LIBERTÉ

Mes membres, depuis longtemps remontés contre lui, ont fini par chasser mon cœur de son domaine. D’un commun accord ils l’ont expulsé hors de leur société, afin d’être enfin libre, de ne plus dépendre de ses décisions, de ne plus avoir à supporter sa sinistre et boiteuse pulsation.
Seules mes mains, éprouvant in extremis une légère compassion, sont convenues, presque à l’insu des autres, de ne pas rendre ce bannissement total, et d’accueillir chez elles cette pauvre petite chose, piteuse, craintive, sanguinolente, inutile sauf à elle-même. C’est pourquoi elles le transportent désormais partout avec elles, se l’échangent, l’oublient parfois, d’autres fois le cajolent comme des enfants un animal domestique, regardant avec une sorte d’empathie légèrement honteuse ses étranges soubresauts, obstinés, incontrôlables, et formant comme un collier infini de petites convulsions sans gravité. 

Et pendant ce temps, mes membres et organes se découvrent une liberté neuve. Ils s’étalent, jouissent de ce ciel enfin dégagé, se félicitent de ne plus subir le décompte macabre et assourdissant qui jusque-là ponctuait leur existence. Ils coulent des jours heureux, glissent sur le temps comme sur une pente magique dont la fin serait toujours plus lointaine et improbable. 

Pour ce qui est de mes pensées, désormais elles hésitent, ne s’accrochent à rien, procrastinent, malgré les quelques petits sursauts d’inquiétude qui régulièrement, bien qu’elles s’en défendent, les secouent. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (61)

R103-10) Ici on ne se salue que pour mieux s’oublier
            (D’après : « Tu ne connais pas ton voisin ». Saluts, disparition)

SALUTS 

Ici on ne se salue que pour mieux s’oublier, pour mieux se confirmer mutuellement que la disparition de chacun suit son cours. Car chaque salutation (surtout la plus impersonnelle, la plus distante, celle qui ne s’exprime que par un signe à peine perceptible) mord un peu sur le corps de l’autre, le prive d’un peu de sa concrétude. Aussi est-ce avec une certaine jubilation que s’effectuent ces politesses, dont la discrétion même est l’assurance d’un effacement plus certain de l’autre — qui pourtant s’emploie de son côté, avec la même furtive ardeur, à un travail de sape tout aussi méticuleux. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (60)

R103-9) On vient de loin
            (D’après : « La vie est faite pour être partagée ». Mystère, couteau, foule)

LE MYSTÈRE 

On vient de loin pour tenter d’arracher une bribe du mystère. Des jours, des semaines de voyage. Et une fois sur place, c’est la foire d’empoigne, il faut affronter cris, insultes, bousculades, avec leurs lots de morts qui sont, chacun le sait, la rançon d’une telle quête.
D’autant que ce n’est qu’au couteau que le mystère se laisse entamer. Seule une lame aiguisée (mais pas trop longue, pas plus d’une main, c’est la règle) peut trancher dans cette matière invisible et dont on ne sait rien — à part justement cette façon unique, et depuis toujours inchangée, qu’on a de la dépecer. 

Et chacun, après avoir joué des coudes, écrasé ses semblables, perdu parfois un des siens, s’en retourne chez lui, avec dans sa sacoche un morceau, sans contour bien visible, de cette masse indéfinissable, fabuleuse, incognoscible, dont personne ne sait ni l’origine ni le devenir, et dont le filon ne semble pas même diminuer, malgré ce que depuis si longtemps on lui ravit. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (59)

R103-8) Installé sur un des barreaux de l’échelle
            (D’après : « Comment vont tes poulets ? ». Échelle, poules, discussion, ancêtres)

LES ANCÊTRES

Installé sur un des barreaux de l’échelle qui mène aux cages, pattes enfouies sous le ventre, j’écoute, sans conviction, les arguments de mes frères faits de raclements de gorge, de faux-départs de chant, de mouvements brefs des ailes, du cou, des pattes. 

La discussion, comme souvent, traite des ancêtres et de la place qui doit leur revenir dans notre espace de vie. Soubresauts nerveux, gloussements, ébrouements irrités, les points de vue divergent, les crêtes se dressent, se gonflent, rougissent. Quelques-uns grattent la terre, s’abîment, soudain pensifs, dans l’examen des écailles de leurs pattes. La discussion traîne en longueur. On se perd en arguties, mais sans conviction, comme par obligation. Une légère torpeur finit par envahir les esprits. Mais vient le signal libérateur d’une ponte imminente. Le présent soudain reprend ses droits. Je me dresse et exécute quelques battements d’ailes, imité par mes voisins. Quelques-uns partent à la chasse aux vers. Les œufs qui s’annoncent viennent balayer les palabres oiseuses, les discours péremptoires. Chacun sent bien qu’une partie du problème d’un coup s’est évanoui, sans qu’il soit besoin même de le souligner. On respire. Une porte est ouverte. Libre aux esprits des ancêtres de venir y passer une tête. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (58)

R103-7) Ça n’est que lorsque j’ai atteint une immobilité complète
            (D’après : « Voyager immobile ». Immobilité, foule, corps, membres)

CORPS HABITÉ

Ce n’est que lorsque j’ai atteint une immobilité complète que le phénomène se déclenche, et qu’apparaissent en moi, par grappes, des foules entières qui colonisent une à une toutes les parcelles de mon corps, pour ne s’évanouir que lorsqu’à nouveau mes muscles s’excitent.
Tant que je conserve ma posture et m’en tiens aux seuls mouvements, les plus légers possibles, induits par ma respiration, je peux observer ces grappes humaines et entrer avec elles dans l’attente (car toutes ne s’installent en moi que pour attendre, et c’est cette attente éclatée en mille attentes spécifiques que je vais visiter, en laquelle avec plaisir je me perds). 

Ici, dans le bas de mon mollet, un groupe de paysans emmitouflés dans leurs pelisses s’entasse dans la salle d’attente d’une gare de province ; là, sous mon omoplate, trois vieillards patientent sur un banc de bois, à l’entrée d’un dispensaire aux murs lépreux ; ailleurs, dans la paume de ma main ou quelque part dans le bas de mon ventre, on attend dans le froid l’ouverture des portes d’un théâtre. 

Ainsi déambulé-je en moi, de l’extrémité de mes doigts (où un adolescent solitaire attend nerveusement, sous un abri ouvert à tous les vents, un car hypothétique) à mes chairs les plus enfouies. Mais que mes muscles tout à coup se réveillent et s’agitent, que je quitte cette immobilité visionnaire, et aussitôt toute cette foule s’évapore, me laissant seul face à la fébrile et aveugle agitation du monde qu’on dit réel. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (57)

R103-6) Du matin au soir
            (D’après : « Le chef d’équipe ». Profondeurs, creusement, chef, aboiements

HOP ! HOP !

Du matin au soir (mais enfouis dans les profondeurs de la terre comme nous le sommes, il ne nous est possible de faire le départ entre ces deux moments du jours qu’à la qualité de notre fatigue — psychique le matin, physique et psychique le soir), nous travaillons dans la poussière humide et le manque d’air, et seuls nos coups de pioche, les allées et venues des chariots, les sirènes d’alerte et les « hop ! hop ! » de notre chef d’équipe viennent ponctuer, par périodicités entremêlées, nos fastidieuses journées. 

Mais ce sont certainement ces « hop ! hop ! » de notre chef qui ont l’impact le plus notable sur nos nerfs. Non par l’effet direct qu’ils auraient sur notre ardeur, mais, pourrait-on dire, par la bande. Car ces sortes d’appels (à la fois encouragements, rappels d’une surveillance permanente, et ponctuation presque inconsciente de l’inactivité, inhérente à sa fonction, de ce même chef) nous sont à tous à ce point insupportables que toute activité, y compris la plus pénible, nous semble un bon moyen de nous les faire oublier — à conditions bien sûr que nous nous plongions de toute notre âme dans le labeur, et que nous y employions le maximum de nos forces. 

Impossible de savoir si ces « hop ! hop ! » sont le résultat d’une patiente mise au point de la direction, ou une sorte d’aboiement incontrôlé, et considéré par elle comme sans importance ni inconvénient réel. Le fait est que ces aboiements sont devenus la signature sonore de la fonction de chef d’équipe, et que lorsqu’un nouveau chef est nommé à ce poste (y compris lorsqu’il provient de l’équipe même, et qu’il a dû endurer longtemps avec ses collègues ces appels insupportables) il les fait siens immédiatement, et en assomme les ouvriers avec cette régularité à la fois appliquée et nonchalante, mais de toute façon idiote, dont les années ont définitivement prouvé l’efficace.

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