R 111-2) Sous un soleil de plomb
(D’après : « On ne connaît rien de l’écrit ». Langage, pierres, fouilles, profondeurs, vibrations)
FOUILLE
Sous un soleil de plomb, je vais fébrilement d’une zone de fouille à l’autre. Chacune de ces zones cache une lettre de l’alphabet, immense, mais que seuls quelques indices affleurant le sable trahissent. Mon travail consiste à mettre au jour toutes ces lettres enfouies — d’une taille telle que lorsqu’elles sont dégagées il faut un certain temps pour en faire le tour.
Que ces lettres soient droites ou courbes (latines, elles présentent ces deux aspects), elles se révèlent toujours la somme de centaines de pierres assemblées, qui à l’examen font toutes entendre, malgré qu’elles concourent à former la même lettre, une vibration propre, une fréquence particulière. C’est bien sûr la pluralité de ces fréquences qui attise ma curiosité, ce pourquoi depuis des mois je me traîne dans cette plaine aride et soulève une à une les pierres qui y sont enfouies.
Je sais que chaque lettre nécessiterait une étude détaillée, qui peut-être me prendrait rien qu’à elle toute une vie ; que le « z », le « a », le « o », le « u » ou le « m » sur lesquels je me suis déjà attentivement penché, m’ont révélé une richesse insoupçonnée qu’il me faudra explorer encore longtemps avant que j’en saisisse toute l’étendue.
Et je sais également que tel « z » ou tel « m » pris au hasard, somme de mille vibrations particulières, n’aurait rien de commun avec un autre « z » ou un autre « m » que je pourrais être amené à étudier un peu plus loin.
Aussi est-il encore trop tôt pour songer à analyser et comprendre l’agencement général de toutes ces lettres encore irrévélées, et surtout le sens que certainement, toutes regroupées, elles expriment. Le temps viendra pour cela. Pour le moment il me faut poursuivre mes efforts et dégager, tant qu’il me reste encore assez de forces, tous les fragments de lettre possibles, afin de les écouter un à un dans le détail. D’autant qu’après tout (c’est ce qu’une voix chuchote en moi, de façon toujours plus prégnante) se cache peut-être là un autre langage, dégagé de toute raison ; un langage primitif, purement musical, que chaque lettre porterait en elle et qu’il nous faudrait redécouvrir.
C’est pourquoi, sans relâcher mes efforts, je dois pour commencer me consacrer à ce premier niveau consistant à révéler la magnificence sonore de chaque lettre, et son potentiel poétique, sans préjuger en rien de la place que cette lettre pourrait occuper dans un agencement verbal dont la signification, de toute façon, m’intéresse chaque jour un peu moins.