R109-1) Il n’y a qu’à la nage
            (D’après : « Ça prend les idées des îles et des pays avoisinant ». Îles, pensées, nage, végétation, demi-tour)

L’ÎLE

Il n’y a qu’à la nage que l’on peut atteindre l’île. Non en raison de fonds trompeurs ou de récifs rendant dangereuses ou impossibles les manœuvres des navires, mais parce qu’un interdit ancien n’en permet l’approche qu’aux seuls nageurs, qui plus est solitaires.
Je ne sais combien de temps il m’a fallu pour parvenir au rivage où je reprends à présent péniblement haleine. Il me semble que des courants favorables ont facilité ma progression, mais peut-être ce sentiment est-il dû uniquement à ma joie d’être enfin là, sain et sauf, et prêt à pénétrer la dense végétation de mes pensées anciennes. 

Car c’est de mes pensées que cette île est couverte ; mes pensées qui, à peine nées, et dans quelque lieu où je me trouve, immanquablement s’envolent vers elle, sont aspirées, aimantées par elle, et une fois parvenues là s’y fixent, grandissent et prolifèrent — loin de moi, loin de ma vue, de mon entendement, du loisir pourtant habituellement offert aux hommes de les voir s’épanouir et côtoyer leurs sœurs. 

C’est pourquoi j’ai mis tant d’ardeur à rejoindre ce lieu — ardeur purement instinctive sans doute, car mon cerveau je le sais serait bien incapable, surtout à proximité immédiate de l’île, de soutenir sur la durée une pensée réfléchie impliquant un tel engagement.
C’est donc dans un état de grande excitation, mais d’excitation presque enfantine, pour ne pas dire animale, que j’aborde cette plongée dans une forêt qui m’est à la fois familière et étrangère, et dans laquelle je sais qu’en me perdant je me retrouverai. 

Mais j’attends encore un peu, repousse le moment de cette jouissance promise, curieux de constater qu’en moi grandit soudain une pensée nouvelle, qui étrangement (ou en tout cas de façon tout à fait inaccoutumée) semble s’accommoder de la terre où elle prend pied, goûter même les espaces vierges qui s’offrent à sa pousse. Et tant pis si cette pensée (je le comprends à présent, mais il est trop tard pour la rejeter) m’enjoint à faire demi-tour et à m’en retourner vers les terres d’où je viens — terres que, selon cette pensée à présent ferme sur ses bases (et à l’emprise de laquelle je ne saurais me dérober), je n’aurais jamais dû quitter.