R110-2) La langue que je parle
            (D’après : « Je suis angolaise, congolaise, portugaise, et française ». Langage, terre, variations)

LA LANGUE

La langue que je parle est fonction de la terre que je foule. Mais cette terre est changeante, et comme c’est bien plus souvent sur une houle capricieuse que je pose le pied que sur un sol bien ferme, mon parler sans cesse varie au même rythme, passant du guttural au suave, de l’étouffé et rauque au délicatement brumeux, d’un vocable hérissé d’anguleuses consonnes à un chuintant babil, si léger qu’il en paraît presque informe, sinon absurde. 

Pourtant il ne fait aucun doute que ce langage hétéroclite, pour ne pas dire charivarique, est bien le mien, et qu’il confirme, à mesure que j’en révèle les pans si disparates, ma place dans ce monde. Loin de déplorer l’instabilité du sol qui me porte, j’en accueille donc avec joie les plus infimes variations, sachant que celles-ci nourriront la bigarrure de mon langage — dont je sens bien qu’il n’atteindra sa plénitude que lorsque plus rien en lui ne sera figé, et que chacune de ses plus fugitives consonnes, de ses plus aériennes voyelles, sera le reflet d’un chemin que j’aurai parcouru, d’un carré d’herbe que j’aurai traversé, d’un caillou que par jeu, et comme sans y penser, j’aurai envoyé balader au loin ; quand, d’une certaine façon toute cette terre mouvante aura pour nid ma bouche, que chaque laryngale perpétuera un ancien éboulis, et que chaque lénition redonnera vie à une passe brumeuse, à peine réelle et depuis longtemps évanouie, par laquelle je serai passé comme dans un rêve.