R82-4) Face à moi, un homme
            (D’après : « Il a toujours fait en sorte qu’on ne le voie pas triste ». 
Visage, tristesse, disparition)

TRISTESSE

Face à moi, un homme dont la tristesse mange littéralement le visage. Il lui arrive naturellement, je le sais, de se montrer heureux, ou simplement gai, et sa face alors est là tout entière bien visible pour qui l’observe. Mais qu’une pointe de tristesse tout à coup se fasse jour en lui, et c’est une part de son visage qui aussitôt s’efface et disparaît. 

L’homme est là devant moi, qui me parle avec une prolixité presque excessive, mais c’est comme si ses paroles n’avaient pas d’importance, pas de signification réelle — ou plutôt comme si elles n’étaient que l’accompagnement, l’ornement conventionnel et poli de la géographie mouvante, trompeuse et pleine de chausse-trappes des chairs de son visage. Je ne peux détacher mes yeux de cette face instable, guette avec anxiété les soudains effacements qui sans prévenir, et surtout sans que mon vis-à-vis lui-même semble en éprouver la moindre douleur, ni d’ailleurs la moindre sensation, la remodèlent. Sans doute même l’homme perçoit-il en moi cette anxiété, et s’en désole-t-il. Mais cela ne fait qu’alimenter ce processus qui en me fascinant m’empêche de lui porter secours. Car il est trop tard à présent, nous l’avons bien compris tous deux. En même temps que sa tristesse s’accroît ma fascination ; et les choses ne peuvent aller qu’en s’amplifiant. 

J’ai conscience (car apparaissent encore ici ou là de fugitifs territoires visibles, une parcelle de joue, un coin de paupière, une fine bande de front en suspens tel un nuage) qu’il s’efforce de tenir tête, et d’opposer à la tristesse qui l’envahit presque tout entier quelques bouffées d’allégresse. Mais il sait comme moi que celles-ci sont forcées, artificielles, et ne peuvent rien contre le malheur fondamental qui lentement l’engloutit. Son visage va bientôt disparaître, nous le savons tous les deux, et bien que je ne sois que le spectateur de cet évanouissement, j’en porterai une indéniable part de responsabilité. Mais comment ne pas regarder jusqu’au bout ?