Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (24)

R80-2) Mon avancée sous terre est lente
            (D’après : « Les voitures seront volantes ».
Sous terre, avancée, autre monde)

SOUS TERRE

Mon avancée sous terre est lente, difficultueuse, et les efforts qu’elle me coûte disproportionnés en regard du terrain finalement gagné. Je passe plus de temps à déblayer la voie devant moi (avec pour seul outil un pieu rudimentaire), qu’assis sur mon chariot, que je ne regagne chaque fois que pour le faire avancer de quelques centimètres. Du reste, il m’arrive bien souvent de le déplacer sans même m’y installer, en le traînant simplement derrière moi (c’est un modèle des plus modestes, à place unique, que l’on peut tirer sans trop de peine). 

Pourtant, malgré cette difficulté à progresser, je ne perds pas courage. Bien au contraire, c’est comme si cette adversité renforçait mon ardeur. J’aime faire face à de nouvelles terres, à des roches soudain plus dures, ou au contraire plus friables, j’aime me voir contraint de contourner des poches d’eau souterraine ou des entrelacs de racines dont je me plais, dans l’obscurité qui m’enveloppe, à imaginer quels troncs, quels branches, quel feuillage elles nourrissent.
Je ne sais d’ailleurs d’où me vient la connaissance des arbres, des rivières, des villes même sous lesquels je passe parfois, et que certains indices, que j’ai appris à lire, me révèlent. Ai-je habité à l’air libre dans mon jeune âge ? M’a-t-on conté (mais qui l’aurait fait alors ?) la vie à la surface de la terre ? Je l’ignore. Mais je sais ce qu’il s’y passe. Je sais les guerres, les famines, la terre et l’air contaminés par les hommes, le ciel congestionné par des cohortes de véhicules progressant pas à pas, coincés dans d’immenses nuages rendus solides et raides par leur surpeuplement même. 

C’est pourquoi mon existence ici, dans ces profondeurs, m’apparaît somme toute préférable, malgré la solitude, le froid parfois, l’absence de distractions. Je ne sais où ces efforts quotidiens me mènent, si même il est raisonnable de leur imaginer un but. Peu importe, pourvu qu’ils me tiennent à distance de cet autre monde en perdition, où les hommes n’ont d’autre idée, ni d’autre désir, que de proliférer, tout en travaillant toujours plus vigoureusement à leur propre extinction. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (23)

R80-1) L’immeuble que j’habite est si élevé
           (D’après : « Dans mon immeuble ils n’arrêtent pas de fumer ». 
Fumée, voisins, échanges, dissipation)

FUMÉES

L’immeuble que j’habite est si élevé, et plonge en même temps si profondément dans le sol, que j’ai renoncé depuis longtemps à en dénombrer les étages. Du reste, je ne quitte que rarement celui que j’occupe, et seulement pour faire quelques pas dans les étages immédiatement supérieurs ou inférieurs, dont je reviens d’ailleurs toujours dépité du peu de nouveautés et de distractions qu’ils m’offrent. Je préfère rester dans cet espace minuscule que l’on m’a alloué et que j’ai fini par faire mien. De là, assis dans mon fauteuil entre lit et table, je peux percevoir avec toute la précision nécessaire la vie de l’immeuble (pour autant qu’on puisse nommer vie les mouvements qui s’y opèrent), peut-être mieux même qu’en me perdant dans d’éreintantes, inutiles et suffocantes explorations. 

Suffocantes car les seuls mouvements dans cette tour sans fin consistent dans la circulation des fumées plus ou moins épaisses et plus ou moins âcres que dégagent le corps des habitants, par ailleurs tous absolument muets et dans leur grande majorité immobiles. J’ignore depuis combien de temps ce phénomène à vu le jour, si c’est le fait d’habiter cette tour qui le provoque, où si c’est cette particularité physique des êtres qui les a fait échouer ici. Quoi qu’il en soit, ils fument, tous, et c’est par le commerce de leurs émanations qu’ils manifestent leur présence au monde, communiquent entre eux — en un mot s’expriment. C’est du moins ce que je m’efforce de croire, ne voulant me résoudre à considérer ces fumées comme des phénomènes purement organiques dénués de toute signification. 

C’est donc dans l’étude fine de toutes les nappes de fumée qui me parviennent, et de leur plus ou moins grand fusionnement, que j’occupe mon temps. J’ai appris à reconnaître en un clin d’œil celles de mes plus proches voisins, à en détecter les plus subtiles variations. Mais ce sont celles qui proviennent d’étages plus éloignés qui m’intéressent surtout. J’aime imaginer duquel de mes lointains voisins provient telle étrange fragrance, telle âcreté particulière ou au contraire telle suavité un peu trop prononcée et évoluant de façon presque lourde dans l’air. Je sais que si certains d’entre eux présentent un organisme encore quasi complet, beaucoup ont déjà vu une bonne partie de leurs chairs partir en fumée, et ne sont plus à présent que des morceaux de corps, des débris à peine reconnaissables et promis, à terme, à une disparition totale. Et c’est par ces fumées qu’ils exhalent, et qu’ils offrent à mon examen, que je peux m’employer à reconstituer non seulement leurs caractéristiques physiques, mais aussi quelques pans de leur histoire personnelle, voire dresser d’eux un portrait psychologique relativement poussé. 

Mais le plus intéressant à mes yeux consiste dans l’examen non des fumées elles-mêmes mais de leurs entrelacements, dont les volutes et les volumes me révèlent l’immense complexité des échanges, réels ou fantasmés (car avec le temps j’ai appris à lire aussi ceux-là), qu’entretiennent mes voisins. C’est dans cette étude que je me perds avec délice, que d’une certaine façon je m’oublie, peut-être me dissipe. Au point de douter parfois de l’intégrité de mon propre corps, et de voir dans certaines traînées brumeuses le signe de la dissipation de mes propres chairs — dissipation qui entraînerait de facto avec elle une partie de ma conscience, rendant par là-même tout regard sur moi ou sur les autres parcellaire, erroné, et surtout précaire. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (22)

R78-4) L’immeuble que j’habite, et depuis lequel, derrière mon œil-de-bœuf
            (D’après : « Vous voulez habiter dans un bâtiment ou une maison ? ». 
Immeubles, rotations, voisins)

LE JONGLEUR

L’immeuble que j’habite, et depuis lequel, derrière mon œil-de-bœuf, j’observe le monde, est pris dans un tourbillon si délirant, et se trouve à ce point secoué de sautes diverses et de brusques changements de trajectoires, qu’il m’interdit toute vision tant soit peu précise des choses, toute prospective raisonnable quant à mon devenir, et, plus grave sans doute, toute possibilité de jouir d’une existence stable et sereine. 

Bien sûr d’autres maisons et immeubles sont engagés, à l’image du mien, dans cet incessant ballet. Je vois régulièrement leurs habitants apparaître aux fenêtres ou aux balcons, et contempler d’un œil aussi las que le mien les longues hyperboles, brusques voltes ou envols verticaux auxquels toutes les demeures ici sont contraintes. Mais cela fait si longtemps à présent que nous tournons de concert dans le vide que nous ne prenons plus la peine d’échanger le moindre geste — qu’il soit de complicité amusée, de lassitude partagée, ou simplement de désespoir. Nous savons être séparés pour toujours les uns des autres, et avons cessé d’épuiser nos forces en de vains appels ou signaux rendus de toute façon incompréhensibles par la distance et les révolutions de nos logis respectifs (ces derniers en effet, ne se contentant pas des nerveuses ellipses qu’ils dessinent, tournent également sur eux-mêmes, de sorte que nos éventuels interlocuteurs ont tôt fait, à peine apparus, de disparaître dans la nuit). 

Je parviens néanmoins à distinguer dans ce chaos des sortes de périodes (à moins qu’il ne faille les appeler saisons), dont certaines finissent par avoir ma préférence. Il me semble du reste qu’il en va de même pour mes voisins (qui bien que ne se montrant à moi que de façon fugace finissent par m’être familiers, et dont je peux vérifier, d’une saison l’autre et grâce à quelques détails, le penchant pour tel ou tel type de mouvement). Pour ma part, si j’apprécie les périodes durant lesquelles ma demeure s’en tient à un rythme binaire alternant ascensions et descentes parfaitement verticales (périodes durant lesquelles j’ai tout loisir d’observer mes proches voisins sans que mon horizon tout à coup s’en vienne à basculer), ma préférence va à certains moments (que je n’ose nommer périodes, encore moins saisons), où toutes les habitations habituellement entraînées dans une dérive sans attache se retrouvent soudain dans un alignement parfait. Dans ces instants, tout semble figé suite à on ne sait quel ordre supérieur, dont chacun ressent et la beauté et la fragilité. Le silence se fait. Chacun goûte ce suspens éphémère, et se met à espérer qu’il dure toujours. Mais cela bien sûr n’advient jamais : très vite le charme est rompu, et la danse reprend de plus belle. 

C’est dans ces moments où toute la machinerie se relance qu’une sorte de spleen me gagne, et que mon ressentiment vis-à-vis de celui qui se joue ainsi de nous refait surface. Car bien sûr quelqu’un tire les ficelles de ce grand jeu ; quelqu’un dont on aperçoit parfois le visage, subrepticement, et dont la large main à intervalles réguliers nous enveloppe, amortit notre chute, relance notre envol. C’est lui le grand jongleur, le manipulateur de vies, le générateur d’angoisses, celui qui n’offre à nos questions qu’un sourire de façade satisfait de lui-même ; lui le Grand Idiot, qui ne nous possède que parce qu’il s’emploie à nous perdre. 

Et mon ressentiment se change en véritable haine lorsque, sous l’effet du vertige sans doute, je reconnais dans ses traits mon propre visage, et dans ses yeux les miens. Dans ces moments-là, tout me semble définitivement perdu, et je préfère laisser là l’observation du ciel et me détourner de cet œil-de-bœuf qui ne m’apporte finalement que tristesse, et toujours souligne et renforce ma solitude. 

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Promenade littéraire autour des cabanes de Kawamata du bâtiment Bienvenüe le 3 avril 2019

Anne Savelli et Joachim Séné ont proposé le 3 avril 2019 un promenade littéraire autour des cabanes de Kawamata, qui ornent le bâtiment Bienvenüe.

Déambulation sur le toit de Bienvenüe, à la recherche des cabanes de Kawamata

Cette déambulation originale, qui a permis exceptionnellement d’accéder à la dalle-vague du bâtiment Bienvenüe, était organisée par Virginie Tahar dans le cadre des Journées des Arts et de la Culture.

Les personnages d’Anne Savelli et Joachim Séné prennent possession des cabanes dans un parcours initiatique. La déambulation était ponctuée de lecture des textes qui sont en train d’être écrits pendant la résidence des écrivains sur le site.

Johacim Séné et Anne Savelli en train de lire des extraits de leurs textes

Les aventures de Dita Kepler et de l’homme Pic Vert seront publiées prochainement sur ce site.

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (21)

R 78-1) Il m’est impossible d’avancer autrement
            (D’après : « Vous voulez faire quoi quand vous serez grands ? ». 
Gigantisme, villages, sommeil)

LE GÉANT

Il m’est impossible d’avancer autrement qu’à pas lents et précautionneux. Un instant d’inattention, et je risquerais d’écraser sous mon pied une maison isolée, un hameau dissimulé aux regards, un campement de nomades. Parfois, il me faut rester longtemps le pied levé avant de trouver où le poser ; encore n’est-ce pas sans la crainte qu’un être vivant, échappant à ma vigilance, ne soit la victime innocente de ma taille et de mon poids, tous deux démesurés. 

Aussi, quand vient le moment de chercher un lieu où passer la nuit, suis-je toujours épuisé par l’attention sans relâche qu’il m’a fallu déployer durant tout le jour. Et c’est dans un sommeil envahi par le doute et l’angoisse que je plonge. D’autant que si la raison devrait me pousser à chercher le repos loin du monde des vivants, une inclination naturelle me fait aimer la proximité des zones habitées. Pas les grandes cités, qui me sont évidemment interdites, mais les bourgs modestes, les villages reculés, ceux qui s’éteignent dès le couché du soleil mais qui pourtant laissent brûler toute la nuit quelques feux — signe de leur appartenance au monde, preuve, vacillante mais efficiente, que la vie ne les a pas complètement désertés. 

J’aime savoir près de mon ventre ou de ma cuisse cette présence silencieuse et humble, qui sans doute me rappelle le temps où ma taille était normale et ma vie sans encombre. Et si je peux m’arranger pour que deux ou trois villages m’apportent la chaleur de leur présence, alors je m’endors comblé, la tête sur une colline chauve, non sans avoir pris le temps cependant d’interroger, tout là-haut dans le ciel, le corps dénudé et obscur de celle qui chaque nuit, trop grande pour s’allonger sur la terre, ne peut qu’y poser, dans un lointain qui m’est à moi-même inaccessible, la pointe de ses orteils, et à l’opposé la paume de ses mains. 

Est-ce toi qui m’a enfanté ? Est-ce à toi que je dois ma condition d’errant ? Vais-je comme toi finir ma vie avec pour seule couche le ciel déserté de toute vie ? Devrons-nous nous disputer le ciel ? Ces questions, à peine murmurées, se perdent dans le silence — à moins qu’allant rebondir sur le ventre qui de là-haut me couve, elles ne me reviennent plus tard, lorsque j’ai déjà plongé dans les eaux troubles du rêve, et que ma conscience, enfin libre, ne s’attache plus à connaître l’origine des images et des sons qui la traversent. 

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