Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (17)

R75-4) Habitué à être introduit dans des structures modestes
            (D’après : « Structures volumineuses ». 
Laboratoire, vide, disparition

LE COBAYE

Habitué à être introduit dans des structures modestes (régulièrement en effet, sans que j’en connaisse les raisons précises — il ne me revient d’ailleurs pas de les connaître, je ne suis qu’un cobaye de laboratoire, et mon rôle n’est pas de saisir la finalité des expériences que je sers — on me plonge dans une structure géométrique nouvelle, dans laquelle je dois trouver au plus vite une façon d’évoluer satisfaisante), je ne peux qu’être effrayé par celle dans laquelle on vient de me lâcher. 

Car contrairement aux autres, qui dès le premier instant me révélaient leur architecture et leurs frontières (il s’agissait souvent de structures aux parois de verre que quelques brasses dans le vide me permettaient d’atteindre), celle-ci n’offre à mes yeux, où qu’ils se portent, aucune limite visible, aucune paroi sur quoi mon corps et ma pensée pourrait prendre appui ou rebondir. 

J’ai beau mettre en éveil tous mes sens, j’ai beau tenter de capter quelques courants d’airs pouvant m’apporter un début d’indice, je dois me rendre à l’évidence : c’est dans un vide sans limite, dans un vide complet que l’on ma placé. Et, incertain désormais de leur présence quelque part au-dessus de moi, ce n’est plus que vers d’inaccessibles et invisibles laborantins que je lève les yeux, convaincu que quand bien même ils seraient là à m’observer, l’immensité de la structure dans laquelle ils m’ont jeté les prive complètement, même en ayant recours à l’appareil le plus sophistiqué, de la possibilité de seulement m’apercevoir, et donc, s’ils en éprouvaient tout à coup le désir, de me retrouver. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (16)

R75-3) Un théâtre, dans une ville endormie
            (D’après : « Public fragile ». 
Théâtre, statues, débris)

LE THÉÂTRE

Un théâtre, dans une ville endormie, déserte, en guerre peut-être (on entend parfois des bruits au loin, des craquements inquiétants, des murs qui s’effondrent), ou simplement en ruine. Sur la scène les acteurs ne font que chuchoter (encore ces chuchotis ne représentent-ils que le sommet sonore de leur jeu, bien souvent contenu dans des territoires plus discrets et pour tout dire à peine audibles), mais l’effet sur le public n’en est pas moins tangible et immédiat. 

Il faut dire que ce public n’est pas composé d’humains mais de statues de plâtre, qui occupent tous les fauteuils de la salle, et bien sûr demeurent toujours figées dans une immobilité minérale. Pourtant ces statues réagissent aux émotions exprimées par les acteurs : régulièrement en effet, en écho à un chuchotement particulier, ou à un silence chargé de sens, elles se séparent de telle ou telle partie de leur corps, la laissent choir tels des membres morts, comme pour en faire offrande au talent des acteurs. 

Ainsi la représentation se déroule-t-elle dans une permanente chute de membres, qu’il me faut, puisque c’est là le travail pour lequel le théâtre me rémunère, aller continuellement ramasser, et ce dans le plus grand silence car le moindre bruit de ma part déclencherait chez les acteurs un mouvement d’agacement qui par la suite, je le sais, entraînerait non seulement une sévère remontrance mais également une retenue sur mon salaire déjà peu conséquent. 

Je ne cesse durant toute la pièce d’opérer des va-et-vient entre la salle et le foyer du théâtre, où il me revient d’entreposer tous ces membres orphelins, ces débris de corps dont la chair est de plâtre et les nerfs de filasse. Et lorsqu’enfin la représentation s’achève (ne demeurent alors que quelques bustes ou bribes de membres disséminés ici ou là parmi les fauteuils vides) lui succède très vite un autre spectacle : celui des acteurs qui, se précipitant dans le foyer pour examiner de près l’effet de leur art, tournent autour du tas de membres, examinent les débris, tentent d’y retrouver l’écho de leur prestation. Leur bouche affiche alors un sourire en lequel il paraît impossible de faire le départ entre fierté, commisération et mépris. 

Et lorsqu’à leur retour dans les coulisses ils passent devant moi (qui me tiens, comme ma fonction m’y oblige, dans le coin le moins éclairé, mais prêt à accourir au moindre signe) ils m’ignorent absolument, comme si rien ne pouvait me distinguer du mur dont à tout instant d’ailleurs je redoute, vu les bruits inquiétants au loin, l’effondrement. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (15)

R75-2) La scène est de dimensions modestes
            (D’après : « Neuro-sciences et scénographie ». 
Théâtre, cerveau)

LA SCÈNE

La scène est de dimensions modestes, et il me faut déployer des trésors d’imagination pour disposer de façon pertinente tous les éléments de décors ; d’autant que ce décor n’est constitué que de matériaux peu fermes et difficiles à fixer qu’il me faut en permanence aller relever ou rattacher, quand je ne dois pas inventer des dispositions entièrement nouvelles pour faire face à un effondrement imminent, une dislocation définitive. 

Je ne suis pas sûr d’ailleurs de me trouver réellement sur une scène de théâtre, et pas plutôt sur la tribune d’une faculté de médecine. Car en même temps que je tente de faire tenir ce qui ne cesse de s’effondrer, je commente d’une voix forte et la plus assurée possible tous mes gestes, donnant à chaque partie du décor (jusqu’à l’étais le plus branlant ou la cordelette la plus fine) son nom scientifique exact.
Tous ces noms, et donc toutes les parties que je nomme, correspondent à des zones du cerveau. Et il ne fait aucune doute qu’il s’agit de la représentation de mon propre cerveau que je donne à voir aux étudiants (étudiants vers lesquels, vu mon incessante activité, je n’ai absolument pas le loisir de me tourner, et dont je ne peux qu’imaginer le nombre). Et pendant que sans répit je cours d’un côté à l’autre de la scène et explique avec précision la conformation de chaque partie de ce gigantesque organe décidément rebelle à toute fixité, je ne cesse de me demander si ces permanentes détériorations contre lesquelles je me bats sont l’image vivante des difficultés psychiques auxquelles au même instant je fais face, où si, à l’inverse, ce sont les fluctuations du décor qui précisément me poussent à ce questionnement — toute cette grande scénographie n’étant que la base matérielle sur laquelle mon activité mentale viendrait se calquer. 

Sans doute est-ce la raison pour laquelle je n’ose prendre un instant de repos, trop angoissé à l’idée que les étudiants (ou les spectateurs) puissent trouver justement dans cette halte soudaine matière à rire et à moquerie. Pourtant je le sais la structure d’un moment à l’autre va s’effondrer entièrement, au point que toute activité me sera définitivement impossible. Mais en attendant cet accident fatal, je m’active et cours à en perdre haleine sur l’estrade — ce qui peut-être éveille ces rires et moqueries tant redoutés qu’il me semble déjà entendre ici ou là dans la salle.  

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