R 78-1) Il m’est impossible d’avancer autrement
            (D’après : « Vous voulez faire quoi quand vous serez grands ? ». 
Gigantisme, villages, sommeil)

LE GÉANT

Il m’est impossible d’avancer autrement qu’à pas lents et précautionneux. Un instant d’inattention, et je risquerais d’écraser sous mon pied une maison isolée, un hameau dissimulé aux regards, un campement de nomades. Parfois, il me faut rester longtemps le pied levé avant de trouver où le poser ; encore n’est-ce pas sans la crainte qu’un être vivant, échappant à ma vigilance, ne soit la victime innocente de ma taille et de mon poids, tous deux démesurés. 

Aussi, quand vient le moment de chercher un lieu où passer la nuit, suis-je toujours épuisé par l’attention sans relâche qu’il m’a fallu déployer durant tout le jour. Et c’est dans un sommeil envahi par le doute et l’angoisse que je plonge. D’autant que si la raison devrait me pousser à chercher le repos loin du monde des vivants, une inclination naturelle me fait aimer la proximité des zones habitées. Pas les grandes cités, qui me sont évidemment interdites, mais les bourgs modestes, les villages reculés, ceux qui s’éteignent dès le couché du soleil mais qui pourtant laissent brûler toute la nuit quelques feux — signe de leur appartenance au monde, preuve, vacillante mais efficiente, que la vie ne les a pas complètement désertés. 

J’aime savoir près de mon ventre ou de ma cuisse cette présence silencieuse et humble, qui sans doute me rappelle le temps où ma taille était normale et ma vie sans encombre. Et si je peux m’arranger pour que deux ou trois villages m’apportent la chaleur de leur présence, alors je m’endors comblé, la tête sur une colline chauve, non sans avoir pris le temps cependant d’interroger, tout là-haut dans le ciel, le corps dénudé et obscur de celle qui chaque nuit, trop grande pour s’allonger sur la terre, ne peut qu’y poser, dans un lointain qui m’est à moi-même inaccessible, la pointe de ses orteils, et à l’opposé la paume de ses mains. 

Est-ce toi qui m’a enfanté ? Est-ce à toi que je dois ma condition d’errant ? Vais-je comme toi finir ma vie avec pour seule couche le ciel déserté de toute vie ? Devrons-nous nous disputer le ciel ? Ces questions, à peine murmurées, se perdent dans le silence — à moins qu’allant rebondir sur le ventre qui de là-haut me couve, elles ne me reviennent plus tard, lorsque j’ai déjà plongé dans les eaux troubles du rêve, et que ma conscience, enfin libre, ne s’attache plus à connaître l’origine des images et des sons qui la traversent.