R81-1) D’un coup, une cloche d’obscurité
            (D’après : « On a fait un petit trajet avec des énigmes ». 
Cloche, chemin, brume)

SOUS CLOCHE

D’un coup, une cloche d’obscurité s’abat sur la terre. Tout disparaît autour de moi. Les sons se font étouffés, instables, sournois, semblent chercher sans succès une issue, se cogner à une paroi lointaine, opaque, douteuse. Je ne marche plus, je flotte, mais lourdement, comme si mes vêtements étaient soudain trempés, ou que mes veines avaient triplé de volume. Mes pieds ne s’appuient sur rien, mes gestes sont à peine miens. Bien que je sois toujours enfermé en lui (peut-être même plus que jamais), mon corps ne m’appartient plus ; j’en cherche les limites, à l’aveugle, dans l’angoisse d’une dissolution qu’aucune sensation ne viendrait confirmer. 

Et tout à coup, sans que rien ne l’annonce, je me retrouve à l’air libre, sur un chemin familier, celui- là même, je le sais, que j’emprunte depuis longtemps, au point qu’il me semble ne connaître que lui. À moins qu’il ne s’agisse d’un autre sentier ? Cette question me taraude, comme chaque fois d’ailleurs que je refais surface (ces passages sous cloche, fréquents, rythment mon avancée, peut- être même la structurent ; pourtant j’en ignore la durée, comme j’ignore les dimensions de cette nuit qui s’abattant sur moi me sépare soudain du monde). 

Qui peut m’assurer, lorsque je sors de ces plongées dans le vide, que ma direction n’a pas changé ? Bien sûr, à droite et à gauche, c’est toujours la même lande légèrement vallonnée et envahie de brume. Mais dans ces landes on le sait les chemins sont nombreux et se ressemblent tous. Ces nuages de nuit qui régulièrement m’enveloppent ne sont-ils pas propices à toutes sortes de bifurcations, de carrefours, de cul-de-sacs même, qui ne feraient que me rejeter sans que je m’en rende compte sur le même chemin, mais en sens inverse ? 

Je ne pense plus au but à atteindre, au pourquoi de mon avancée, l’esprit seulement tourné vers ces trous noirs qui régulièrement me jettent hors du temps et se divertissent de mon angoisse. Avançant dans la brume, je ne tente plus de déchiffrer le paysage monotone qui m’entoure. Je ne fais que me préparer au prochain ensevelissement, résolu à relever les indices qui au moins balaieraient mon inquiétude la plus vive, à savoir celle de ne faire chaque fois que demi-tour, et donc d’être enfermé dans un surplace stérile, humiliant, sans espoir. 

Mais une angoisse plus forte peu à peu m’envahit : ne suis-je pas déjà, et en réalité depuis toujours, pris sous la même cloche, et ces moments durant lesquels la lande m’apparaît de simples mirages, les voies par lesquelles peut-être ma chair trouve à se dissiper, parcelle après parcelle, et pour ainsi dire sous mes yeux, sans que j’en sente rien ? J’en viens à désirer cette nuit gobeuse de vie, à susciter sa venue en hâtant le pas, afin qu’enfin j’en sache davantage sur ma condition — quand bien même celle-ci devait se révéler non-charnelle, fantomatique, et renvoyer mes efforts à une définitive inconcrétude.