Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (13)
R74-6) Dans cette contrée éloignée de tout
(D’après : « lampes à pétroles ». Lampes, foule, terre lointaine)
LAMPES À PÉTROLE
Dans cette contrée éloignée de tout, et comme séparée du reste du monde par une frontière obscure (j’ignore ce qui m’a mené ici, et par quel moyen j’ai moi-même franchi cette frontière), les hommes, qui davantage que des êtres de chair paraissent des ombres vivant dans un rêve perpétuel, ne se déplacent qu’une lampe à la main — lampe à pétrole à la flamme peu vive dont ils ne se séparent jamais.
Je comprends peu à peu que cette lampe n’a pas pour principal office d’éclairer les parages du porteur, de l’aider dans ses déplacements (il règne dans ce pays une pénombre permanente), ni de se faire bien voir d’autrui, mais simplement d’exhiber à tous sa spécificité propre. Car chaque lampe diffuse un éclairage différent, découpe la pénombre selon un dessin particulier, et le commerce des êtres consiste à mêler et faire jouer entre eux ces différents motifs, avec une application égale à celle que pourrait susciter une conversation.
J’aspire bien sûr moi aussi, par désir d’intégration à cette société dont je ne fais que découvrir peu à peu les rites, à ajouter aux autres les reflets de ma propre lampe (car j’en possède une, sans que je sache comment elle m’est échue). Mais j’ai beau multiplier les tentatives pour en allumer la mèche (tentatives qui me plongent dans une fébrilité toujours plus grande et plus désespérée) rien n’y fait, et je ne peux pour finir qu’abandonner tout espoir et m’asseoir à terre au milieu de ces êtres qui passent sans me voir, ou pire me jettent de rapides coups d’œil, hésitant entre irritation devant l’espace qu’inutilement j’encombre, commisération pour mon incompréhensible maladresse, et pure et simple dégoût vis-à-vis de ma personne — sans doute considérée par eux comme plus misérable encore que la plus vile des bêtes.