R74-5) Lui vient du pôle
            (D’après : « Déménagement et agencement de bureaux ». 
Pôles, chaises, enfants, solitude)

LES PÔLES

Lui vient du pôle. Il a traversé les grands froids, parcouru d’infinis territoires de glace, traînant derrière lui un amoncellement de chaises, de tables et de meubles de toutes sortes. Ce n’est pas dans le cours de son voyage qu’il a récolté tous ces meubles, les ajoutant l’un après l’autre à l’amoncellement grandissant : non, il les traîne tous depuis le départ, depuis le pôle qui l’a vu naître et qu’il n’a quitté que pour entreprendre ce long voyage. Dans le vent glacial, les mains gelées, il les a là-bas attachés ensemble tant bien que mal, et a entrepris de les traîner jusqu’ici, jusqu’à cette terre qui est peut-être celle qu’il cherche, peut-être seulement une des innombrables qu’il lui faut traverser. 

Elle, ce sont des enfants qu’elle traîne. Elle ne sait plus d’où elle vient, si elle les avait avec elle au commencement de son errance où s’ils se sont agglutinés progressivement. Ils la suivent, s’accrochent sagement à la corde dont elle serre dans sa main une des extrémités, et ensemble ils avancent, sans but autre que celui de ne plus s’arrêter. 

Et les deux se croisent, lui traînant ses meubles, elle ses enfants. Ils s’aperçoivent de loin, vont l’un vers l’autre (c’est leur direction, ils n’ont pas à en changer) et s’arrêtent lorsqu’ils ne sont plus qu’à quelques pas de distance. Ils s’observent en silence, attendent. Les enfants ne bougent pas, patientent sans rien dire ; à la longue ils finissent par s’asseoir. 

L’homme et la femme, si jeunes tous deux qu’ils semblent à peine sortis de l’enfance, restent immobiles un temps infini. Peut-être cherchent-ils dans l’air de quoi les renseigner, ou se remémorent-ils tout le chemin parcouru pour arriver jusqu’à ce point déterminant de leur voyage. Ils ne laissent rien paraître, leur visage, leur attitude n’expriment rien. Ils savent déjà ce que les autres ne devinent pas encore — ce qu’eux-mêmes ne savent encore que séparément, prisonniers qu’ils sont (mais pour peu de temps désormais) de leur immense solitude.