Raphaël Saint-Remy a écrit des textes comme prolongements, extensions des entretiens qu’il a mené avec des personnes rencontrées sur le terrain.


R68-4) Quelque chose me pousse
            (D’après : « Thèse de lettres. Études de lettres ». Mots, langage, maison)

VOCABULAIRE NOUVEAU

Quelque chose me pousse (je pourrais bien sûr tenter de savoir quoi précisément, mais une sorte d’instinct me dit de n’en rien faire) à couvrir les murs de mon logement de quantité de mots (je n’ose dire de phrases, car bien souvent c’est à peine un ou deux mots que j’y colle, quelquefois même une simple lettre), sous la forme de petites pièces de bois ou de métal fixées à la cloison par un clou, un peu de plâtre, une cordelette, ou quoi que ce soit d’autre qui sur le moment se trouve à portée de ma main. 

C’est dans un état avancé de fébrilité que je poursuis cette œuvre (qui n’en est une que parce qu’elle se développe dans un espace clos, et que rien du dehors ne vient en perturber l’avancement)  — fébrilité qui sans doute m’empêche d’apporter un soin suffisant à l’accroche des lettres, et m’oblige à sans cesse courir d’un endroit à l’autre afin de renforcer les fixations bâclées. 

Toutes ces consolidations viennent d’ailleurs peu à peu envahir les cloisons, au point que les écrits, pour autant qu’ils aient été dans un premier temps compréhensibles, se voient noyés dans un amas d’étais et de rafistolages hétéroclites, et en deviennent par là-même, y compris à mes yeux, obscurs, hermétiques, cabalistiques, en un mot indéchiffrables. 

Je pourrais bien sûr cesser là toute activité, et me perdre dans la contemplation de ce presque désastre. Mais quelque chose me pousse à poursuivre cette œuvre — je veux dire ce dialogue avec mes murs. Si bien qu’à présent, je ne fais plus le départ entre lettres ou mots à fixer aux cloisons et matériaux divers utilisés pour les maintenir dans le vaste ensemble. Ma main ne choisit plus. Elle prend ce qui se présente, et le lance dans le grand jeu, jouissant de fabriquer ce vocabulaire nouveau que mon esprit a définitivement renoncé à maîtriser.