La ville est un sujet de prédilection pour la littérature, qui en fait souvent son objet central et non un simple décor. La maquette urbaine interactive s’enrichit de productions littéraires.


 

Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (13)

R74-6) Dans cette contrée éloignée de tout
            (D’après : « lampes à pétroles ». 
Lampes, foule, terre lointaine)

LAMPES À PÉTROLE

Dans cette contrée éloignée de tout, et comme séparée du reste du monde par une frontière obscure (j’ignore ce qui m’a mené ici, et par quel moyen j’ai moi-même franchi cette frontière), les hommes, qui davantage que des êtres de chair paraissent des ombres vivant dans un rêve perpétuel, ne se déplacent qu’une lampe à la main — lampe à pétrole à la flamme peu vive dont ils ne se séparent jamais. 

Je comprends peu à peu que cette lampe n’a pas pour principal office d’éclairer les parages du porteur, de l’aider dans ses déplacements (il règne dans ce pays une pénombre permanente), ni de se faire bien voir d’autrui, mais simplement d’exhiber à tous sa spécificité propre. Car chaque lampe diffuse un éclairage différent, découpe la pénombre selon un dessin particulier, et le commerce des êtres consiste à mêler et faire jouer entre eux ces différents motifs, avec une application égale à celle que pourrait susciter une conversation. 

J’aspire bien sûr moi aussi, par désir d’intégration à cette société dont je ne fais que découvrir peu à peu les rites, à ajouter aux autres les reflets de ma propre lampe (car j’en possède une, sans que je sache comment elle m’est échue). Mais j’ai beau multiplier les tentatives pour en allumer la mèche (tentatives qui me plongent dans une fébrilité toujours plus grande et plus désespérée) rien n’y fait, et je ne peux pour finir qu’abandonner tout espoir et m’asseoir à terre au milieu de ces êtres qui passent sans me voir, ou pire me jettent de rapides coups d’œil, hésitant entre irritation devant l’espace qu’inutilement j’encombre, commisération pour mon incompréhensible maladresse, et pure et simple dégoût vis-à-vis de ma personne — sans doute considérée par eux comme plus misérable encore que la plus vile des bêtes. 

Continuer la lectureContrechamps par Raphaël Saint-Remy (13)

Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (12)

R74-5) Lui vient du pôle
            (D’après : « Déménagement et agencement de bureaux ». 
Pôles, chaises, enfants, solitude)

LES PÔLES

Lui vient du pôle. Il a traversé les grands froids, parcouru d’infinis territoires de glace, traînant derrière lui un amoncellement de chaises, de tables et de meubles de toutes sortes. Ce n’est pas dans le cours de son voyage qu’il a récolté tous ces meubles, les ajoutant l’un après l’autre à l’amoncellement grandissant : non, il les traîne tous depuis le départ, depuis le pôle qui l’a vu naître et qu’il n’a quitté que pour entreprendre ce long voyage. Dans le vent glacial, les mains gelées, il les a là-bas attachés ensemble tant bien que mal, et a entrepris de les traîner jusqu’ici, jusqu’à cette terre qui est peut-être celle qu’il cherche, peut-être seulement une des innombrables qu’il lui faut traverser. 

Elle, ce sont des enfants qu’elle traîne. Elle ne sait plus d’où elle vient, si elle les avait avec elle au commencement de son errance où s’ils se sont agglutinés progressivement. Ils la suivent, s’accrochent sagement à la corde dont elle serre dans sa main une des extrémités, et ensemble ils avancent, sans but autre que celui de ne plus s’arrêter. 

Et les deux se croisent, lui traînant ses meubles, elle ses enfants. Ils s’aperçoivent de loin, vont l’un vers l’autre (c’est leur direction, ils n’ont pas à en changer) et s’arrêtent lorsqu’ils ne sont plus qu’à quelques pas de distance. Ils s’observent en silence, attendent. Les enfants ne bougent pas, patientent sans rien dire ; à la longue ils finissent par s’asseoir. 

L’homme et la femme, si jeunes tous deux qu’ils semblent à peine sortis de l’enfance, restent immobiles un temps infini. Peut-être cherchent-ils dans l’air de quoi les renseigner, ou se remémorent-ils tout le chemin parcouru pour arriver jusqu’à ce point déterminant de leur voyage. Ils ne laissent rien paraître, leur visage, leur attitude n’expriment rien. Ils savent déjà ce que les autres ne devinent pas encore — ce qu’eux-mêmes ne savent encore que séparément, prisonniers qu’ils sont (mais pour peu de temps désormais) de leur immense solitude. 

Continuer la lectureContrechamps par Raphaël Saint-Remy (12)

Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (11)

R74-4) D’un coup toutes les choses qui m’entourent
            (D’après : « Se déconnecter de ses soucis au quotidien ». 
Énergies, paroi, immobilité)

L’ÉCLIPSE

D’un coup, sans que rien l’ait laissé présager, tout ce qui m’entoure s’immobilise. Les corps, les lumières, les sons se cognent à d’invisibles parois, sont stoppés dans leur course, se figent. Pourtant je le sais l’existence de ces énergies n’est en rien arrêtée. Toutes continuent de vivre avec le même appétit, la même attention portée à l’immédiat ou au lointain, la même fébrilité. Mais quelque chose en elles, peut-être le soin habituellement porté à leur développement, à l’extension de leurs bras, à la propagation de leurs ondes, cesse pour un moment d’être actif. Le temps, lassé de la rectitude de sa flèche, se met par jeu à se tordre, à essayer le cercle (ou la spirale), la lenteur, la fausse inattention de la bête assoupie. Grand accord d’orgue tranché par la lame d’un fin rasoir, la rumeur du monde s’immobilise, m’invite à entrer en elle. Je m’y aventure comme dans un jardin inconnu, jouissant de sa végétation exubérante, de ses fragrances, de ses sentiers infoulés, menant parfois vers de soudains abîmes. C’est toujours sans crainte que mes yeux plongent dans le vide ; avec même une certaine curiosité, qui je le sens pourrait me pousser à m’y précipiter. Mais j’ai hâte de découvrir les mille trésors que recèle le jardin, et vite m’en détourne. C’est le moment que choisit l’énergie du monde pour mettre fin à sa brève éclipse. Et tout s’efface — c’est-à-dire redevient net, conforme, et légèrement teinté d’ennui.  

Continuer la lectureContrechamps par Raphaël Saint-Remy (11)

Atelier de recyclage poétique des déchets du 10 avril 2019

Virginie Tahar a proposé aux étudiants du Master MEEF 1e degré (2018-2019) de l’UPEM un atelier de recyclage poétique des déchets, qui a consisté à parcourir le territoire de la maquette et à les transformer en matière poétique, à la manière d’Hervé Le Tellier et de son Herbier des Villes.

De manière à mettre en boîte les déchets, les étudiants ont composé des « petites boîtes », forme poétique imaginée par Jacques Jouet.

Les poèmes sont publiés sur padlet.

Continuer la lectureAtelier de recyclage poétique des déchets du 10 avril 2019

Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (10)

Raphaël Saint-Remy a écrit des textes comme prolongements, extensions des entretiens qu’il a mené avec des personnes rencontrées sur le terrain.


R74-3) En moi s’agitent bien quelques pensées
            (D’après : « Pensées ».Pensées, cogitation, envol)

COGITATION

En moi s’agitent bien quelques pensées, mais elles semblent perdues dans un vide trop vaste pour elles, et ont beau s’évertuer à chercher des parois contre lesquelles rebondir, ou peut-être se fixer, elles ne font toujours qu’errer mollement, indécises et idiotes.
Ce dépeuplement au sein même de ma cogitation, cette errance des quelques corps égarés en elle pourraient m’être un supplice, un motif insurmontable de découragement. Mais je sais — et je vis cela comme un enchantement — qu’autour de moi volettent mille pensées qu’aucune paroi ne garde prisonnières, et qui par je ne sais quel miracle m’appartiennent, me constituent, sont (à l’inverse des quelques-unes qui sous mon crâne se débattent dans leur solitude) mon véritable corps, impalpable, puissant, sauvage, inaltérable. 

C’est dans cette nuée vivace, toujours inventant de nouvelles formes et de nouveaux espaces que je me reconnais et peux à loisir, loin des inquiétudes qui de l’intérieur voudraient me ronger, approfondir la connaissance que j’ai de moi. C’est pourquoi régulièrement, dans un état proche de l’exaltation, j’ouvre les bras et tente de rejoindre dans leur vol ces alliées silencieuses et rieuses, qui sont, chacune séparément, mais aussi toutes ensemble, ce à quoi très exactement j’aspire à ressembler. Mais quelque chose toujours me retient au sol, m’empêche de m’évader. Et je ne peux qu’accuser les mesquines pierres noires qui sous mon crâne continuent de me peser, et avec une obtuse application font échouer chacune de ces tentatives d’envol. 

Continuer la lectureContrechamps par Raphaël Saint-Remy (10)

Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (9)

Raphaël Saint-Remy a écrit des textes comme prolongements, extensions des entretiens qu’il a mené avec des personnes rencontrées sur le terrain.


R74-2) Je ne sais depuis combien de temps
            (D’après : « L’objectif c’était de pouvoir avoir ce car, prendre son ticket et

L’AUTOBUS

Je ne sais depuis combien de temps je suis assis dans cet autobus hors d’âge, à cette place solitaire, celle qui certainement dès le premier instant m’a semblé la plus modeste, celle qui si d’aventure d’autres que moi venaient à entrer passerait le plus inaperçue. Je suis pour l’instant (et peut-être depuis longtemps, mais le temps dans lequel je baigne n’a ni commencement ni fin ; je suis sans souvenirs, et mon corps même, sans appétit ni exigence, semble fait d’une chair aussi fade qu’antédiluvienne) l’unique voyageur, et ai tout loisir d’observer de l’autre côté des vitres les astres dériver dans la nuit. Certains parfois semblent grossir insensiblement, d’autres traversent fugacement le ciel, d’autres encore s’éloignent lentement, ou demeurent à ce point fixes qu’ils ne sont peut-être que le reflet dans les vitres des faibles ampoules, d’un jaune terne, qui éclairent péniblement mon refuge. 

Mais ce n’est que fugitivement que je tourne les yeux vers ces corps inatteignables et flottant dans un vide toujours plus inconcret. Car mes pensées sont sans cesse occupées à donner vie à cet habitacle qui malgré sa vétusté et sa fragilité me porte et me protège, et à lui offrir un peu de la vie qui semble l’avoir déserté. N’en ayant pas de réels, je m’invente des souvenirs, les concrétise, et les libère dans l’espace clos du bus. Là je le sais ils sont à l’abri, et peuvent à loisir jouir d’eux-mêmes et des autres. Je prie pour que le voyage ne prenne pas fin. C’est là ma grande angoisse, ce qui régulièrement me tétanise et dont je ne peux me défendre qu’en plongeant dans un demi-sommeil ouateux qui, j’en ai la certitude, demeure mon meilleur allié pour maintenir dans le réel ce qui n’est peut-être, après tout, qu’un rêve lent et paresseux. 

Continuer la lectureContrechamps par Raphaël Saint-Remy (9)

Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (8)

Raphaël Saint-Remy a écrit des textes comme prolongements, extensions des entretiens qu’il a mené avec des personnes rencontrées sur le terrain.


R72-1) Ma convocation à la main
            (D’après : « Là, je candidate ». Convocation, bâtiment, verre, effondrement)

LA CONVOCATION

Ma convocation à la main, j’approche du bâtiment de verre où m’attendent les examinateurs. Les dimensions de l’édifice me paraissent démesurées en regard de la modestie de mes connaissances. C’est pourtant sur ce fragile savoir que vont se pencher, sans aucune pitié je le sais, ceux qui certainement déjà là-haut s’impatientent. 

Alors que j’avance, mon regard erre sur la haute façade de verre, cherche sans espoir sur cette surface lisse et hostile un point où s’accrocher. Et je repère tout à coup, dans un coin, une légère rayure, peut-être même une fissure qui violemment, et comme réagissant mécaniquement à mon coup d’œil, se propage d’un coup sur toute la paroi, pour finalement la faire voler en éclats. 

Les morceaux tombent en pluie drue devant moi, se plantent dans le sol, forment une forêt dont chaque élément menace de m’entailler les chairs. Bien qu’effrayé je me faufile entre ces lames transparentes, convaincu que c’est peut-être là une chance pour moi, l’occasion inespérée de montrer que la faiblesse de mes connaissances me permet néanmoins de me sortir d’une passe dangereuse. 

Et je me hâte vers l’entrée, brandissant bien haut ma convocation, avec une assurance toute nouvelle pour moi. 

Continuer la lectureContrechamps par Raphaël Saint-Remy (8)

Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (7)

Raphaël Saint-Remy a écrit des textes comme prolongements, extensions des entretiens qu’il a mené avec des personnes rencontrées sur le terrain.


R68-4) Quelque chose me pousse
            (D’après : « Thèse de lettres. Études de lettres ». Mots, langage, maison)

VOCABULAIRE NOUVEAU

Quelque chose me pousse (je pourrais bien sûr tenter de savoir quoi précisément, mais une sorte d’instinct me dit de n’en rien faire) à couvrir les murs de mon logement de quantité de mots (je n’ose dire de phrases, car bien souvent c’est à peine un ou deux mots que j’y colle, quelquefois même une simple lettre), sous la forme de petites pièces de bois ou de métal fixées à la cloison par un clou, un peu de plâtre, une cordelette, ou quoi que ce soit d’autre qui sur le moment se trouve à portée de ma main. 

C’est dans un état avancé de fébrilité que je poursuis cette œuvre (qui n’en est une que parce qu’elle se développe dans un espace clos, et que rien du dehors ne vient en perturber l’avancement)  — fébrilité qui sans doute m’empêche d’apporter un soin suffisant à l’accroche des lettres, et m’oblige à sans cesse courir d’un endroit à l’autre afin de renforcer les fixations bâclées. 

Toutes ces consolidations viennent d’ailleurs peu à peu envahir les cloisons, au point que les écrits, pour autant qu’ils aient été dans un premier temps compréhensibles, se voient noyés dans un amas d’étais et de rafistolages hétéroclites, et en deviennent par là-même, y compris à mes yeux, obscurs, hermétiques, cabalistiques, en un mot indéchiffrables. 

Je pourrais bien sûr cesser là toute activité, et me perdre dans la contemplation de ce presque désastre. Mais quelque chose me pousse à poursuivre cette œuvre — je veux dire ce dialogue avec mes murs. Si bien qu’à présent, je ne fais plus le départ entre lettres ou mots à fixer aux cloisons et matériaux divers utilisés pour les maintenir dans le vaste ensemble. Ma main ne choisit plus. Elle prend ce qui se présente, et le lance dans le grand jeu, jouissant de fabriquer ce vocabulaire nouveau que mon esprit a définitivement renoncé à maîtriser. 

Continuer la lectureContrechamps par Raphaël Saint-Remy (7)

Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (6)

Raphaël Saint-Remy a écrit des textes comme prolongements, extensions des entretiens qu’il a mené avec des personnes rencontrées sur le terrain.


R68-3) Mes pieds sont détachables
            (D’après : « Je ne connaissais pas la ludothèque avant d’y mettre les pieds ». Pieds, exploration)

LES PIEDS  

Mes pieds sont détachables. Non qu’ils me soient inutiles (au contraire, sans eux je ne peux rien, et tout déplacement devient un casse-tête, une torture même), mais il leur faut, avant chacune de mes migrations, me précéder là où j’ai décidé d’aller.
Pour autant, une sorte de paresse les habite, qui les empêche d’aller seuls et sans itinéraire précis là où pourtant leur légèreté et leur souplesse pourraient les emmener sans presque qu’ils y pensent. Partir à l’aveugle est pour eux inconcevable, et ce n’est que contraints qu’ils visitent l’inconnu. C’est pourquoi il me faut les jeter loin devant moi, et attendre qu’ayant flairé tous les recoins de l’espace à conquérir, ils reviennent me chercher. C’est alors et alors seulement que sans difficulté et devenus presque rieurs ils me transportent jusqu’à ma nouvelle halte. 

Situation lassante, mais c’est mon lot et je l’accepte, d’autant qu’il me semble avec le temps que c’est précisément dans ces moments où j’envoie balader mes pieds et attends leur retour que je me trouve le plus disposé à accueillir l’inattendu, et à en jouir.

Continuer la lectureContrechamps par Raphaël Saint-Remy (6)

Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (5)

Raphaël Saint-Remy a écrit des textes comme prolongements, extensions des entretiens qu’il a mené avec des personnes rencontrées sur le terrain.

R68-1) J’évolue dans un univers imprécis
            (D’après : « Faire plusieurs choses en une ». Pensée, voltes, désert)
 

ERRANCE

J’évolue dans un univers imprécis, nébuleux, antilogique, dans lequel quoi que je fasse, quel que soit l’objet que je façonne, le chemin que je prends ou la pensée que péniblement j’élabore, le résultat à l’arrivée (bien que l’on ne puisse évidemment pas considérer cela comme un résultat, ni du reste comme une arrivée) se présente toujours comme un corps complexe farci de bien d’autres choses que de lui-même, et qui d’emblée ne peut paraître que suspect. 

Sans doute ce lieu sibyllin, inconclu, rétif à la topographie présente-t-il une certaine parenté avec mes rêves, qui naturellement ne sont que des conglomérats d’images gigognes toujours enveloppées par leurs contraires (et à leur tour les enveloppant) et ignorant tout de leur place et de leur rôle dans la molle structure à laquelle elles appartiennent. Quoi qu’il en soit, toute action, production ou pensée univoque et totalement définie m’est ici je le sais interdite, et c’est dans une multiplicité désordonnée et sauvage, en même temps que dans une géographie trompeuse, qu’il me faut progresser — conscient que cette situation cache en elle de nombreuses voltes incontrôlables susceptibles de me mener dans des régions imprévues, sans intérêt, idiotes peut-être : déserts sans issue que je ne peux éviter, et dont seul un événement impossible à prévoir, et surtout à concevoir, peut me sortir. 

Sans illusion (mais sans défiance non plus) je m’enfonce donc, vaguement obstiné, dans ce pays ouateux, laissant ce qui se ballotte en moi de contradictoire trouver par soi-même les agencements utiles à mon errance. 

Continuer la lectureContrechamps par Raphaël Saint-Remy (5)