Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (19)
R75-6) Dérivant dans l’espace
(D’après : « Chemins ».Vide, routes, marche, demi-tour)
ROUTES
Dérivant dans l’espace, un gigantesque empilement de routes — structure énigmatique et paresseuse, colonne torse dont chaque vertèbre, effilée à l’infini et accrochée comme par hasard aux autres, plonge de chaque côté dans une nuit sans fond. Je marche sur une de ces routes, sans pouvoir distinguer, tant elles sont nombreuses, ni la plus élevée, perdue dans les hauteurs, ni la plus basse sur laquelle, du moins puis-je le supposer, toutes les autres reposent.
Aussi loin que remontent mes souvenirs (mais dans cet immense vide, ma notion du temps est floue, et je ne peux m’appuyer sur elle pour établir une chronologie sûre de mon existence), j’ai toujours marché, et d’un bon pas, ne prenant que le repos nécessaire pour aborder l’étape suivante avec des forces et un entrain neufs. Mais ces routes se sont toujours montrées, à mesure de mon avancée, de plus en plus difficiles à pratiquer — soit que la végétation ou la caillasse les ait envahies, soit que leur ligne même n’ait subie des contraintes supérieures, les tordant comme des cornes dans un sens ou dans l’autre au point que tôt ou tard venait pour moi le moment, si je voulais poursuivre ma progression, de me laisser choir sur la route inférieure.
C’est donc sur l’une de ces routes que j’avance à présent, identique aux précédentes mais pas encore atteinte par un encombrement ou une torsion m’obligeant à l’abandonner. Sa direction dévie légèrement par rapport à celle de la route supérieure, mais cette divergence de cap est habituelle : j’ai pu vérifier qu’elle se reproduisait chaque fois selon le même angle si bien qu’à force d’être ainsi sans cesse corrigé mon point de mire sera tôt ou tard à l’opposé parfait de celui qui était le mien au commencement de mon voyage. Mais cela ne me trouble pas. Peut-être même cela crée-t-il chez moi une certaine impatience, comme si la pensée de me retrouver à marcher dans le sens exactement contraire à celui des débuts représentait une forme d’aboutissement — aboutissement que la manifeste absence de fin de ce grand empilement ne saurait de toute façon m’offrir.
Encore faudrait-il que je puisse savoir avec précision à quel moment surviendra ce parfait demi- tour. Et cette incertitude me ronge, bien plus que les obstacles et chutes successives qui régulièrement viennent ponctuer ma progression.