Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (29)
R82-5) Je suis une addition de lignes
(D’après : « j’espère que je serai une référence pour mes enfants, et ainsi de suite ». Dispersion, indétermination, main)
SEGMENTATION
Je suis une addition de lignes, un bouquet anarchique d’abscisses, d’ordonnées et de cotes. Mais les segments qui me constituent sont dispersés, planent ici ou là dans des champs eux-mêmes éclatés (voire contraires), et leur nombre imprécis, fluctuant, empêche de jamais me situer en un point précis de l’espace.
Cette condition ne me pèse pas ; j’ai appris à vivre avec ce défaut d’unicité, cette indétermination fondamentale, cette fuite permanente de parties de moi-même en allées voleter quelque part dans d’insûres brumailles.
Pourtant mon existence est intranquille ; je suis suspicieux de moi-même et des autres, méfiant à l’égard de l’espace et du temps. Je sais que quelque part une main rôde, qui cherche à saisir tous les segments dont je suis fait, et à unir en un tout soi-disant cohérent cette métamérisation sauvage qui pourtant à mes yeux me constitue ; et cela me met les nerfs à vif.
Cette patte-pelue qui avidement plane autour de moi (c’est-à-dire en moi) me dégoute et m’horrifie, et de toutes les forces de mon esprit je m’applique à renforcer mon propre éclatement, à travailler à la bonne dispersion des mille segments solitaires dont je suis fait, et qui chacun plonge tête baissée vers son horizon particulier, inconnu des autres.
Peut-être à terme mon corps, de s’être trop dispersé, n’en sera-t-il plus tout à fait un, mais je préfère courir ce risque plutôt que de me voir saisi par cette main hideuse à l’aveugle voracité. Tout plutôt que m’offrir à elle ! Tout !