R75-5 ) Pour progresser dans l’espace immense
            (D’après : « Jardin ».
Vide, jardin, route, abordage)

LE JARDIN

Pour progresser dans l’espace immense qui s’offre à notre équipe (nous sommes une poignée, perdus dans une nuit perpétuelle seulement trouée de quelques lointaines et vacillantes lueurs), il nous faut en permanence œuvrer à la consolidation et surtout au prolongement de notre route — seul espace à peu près solide dans le vide sans limite qui nous enveloppe. 

Prélevant inlassablement sur l’arrière les matériaux nécessaires à notre avancée, nous gagnons lentement sur la nuit, dans l’espoir d’atteindre enfin le jardin qui régulièrement, de son vol fantaisiste, vient nous visiter. (Si le vol de ce jardin paraît fantaisiste, cela tient surtout au dessin difficilement prévisible de sa trajectoire, mais son déplacement, somme toute assez lent, nous permet néanmoins de calculer son avancée avec une certaine précision). 

À de nombreuses reprises déjà nous l’avons vu approcher, et avons incliné vers lui notre route, mais chaque fois l’abordage a échoué, soit par la faute de nos travaux mal planifiés et insuffisamment efficaces, soit parce que, ayant tout de même réussi à l’approcher de près, nous allions buter sur une végétation impénétrable, un rivage trop accidentée, ou une roche trop friable et se désagrégeant au moindre contact. 

Aussi avons-nous fini par désespérer d’un jour pouvoir aborder ce jardin errant, et avons-nous réfléchi à d’autres approches possibles, peut-être moins directes mais plus conformes à sa nature et au rythme de son errance. Et nous sommes convenus, après d’intenses palabres, de ne plus le viser directement lors de sa prochaine apparition dans notre ciel, mais de diriger notre route vers un point dominant sa trajectoire, afin d’une fois convenablement positionnés à son surplomb nous laisser tomber sur lui tels des fruits mûrs.
C’est en vue de cette perspective que nous œuvrons désormais. Lorsque le jardin se montrera à nouveau, nous serons prêts j’en suis sûr. Encore faudrait-il que l’objet de notre quête veuille bien s’extraire des ténèbres dans lesquelles depuis un temps à présent anormalement long il a disparu — temps qui dans le secret de mes pensées (que je me garde bien de partager avec ceux de mon équipe) ne me semble rien augurer de bon.