R75-2) La scène est de dimensions modestes
(D’après : « Neuro-sciences et scénographie ». Théâtre, cerveau)
LA SCÈNE
La scène est de dimensions modestes, et il me faut déployer des trésors d’imagination pour disposer de façon pertinente tous les éléments de décors ; d’autant que ce décor n’est constitué que de matériaux peu fermes et difficiles à fixer qu’il me faut en permanence aller relever ou rattacher, quand je ne dois pas inventer des dispositions entièrement nouvelles pour faire face à un effondrement imminent, une dislocation définitive.
Je ne suis pas sûr d’ailleurs de me trouver réellement sur une scène de théâtre, et pas plutôt sur la tribune d’une faculté de médecine. Car en même temps que je tente de faire tenir ce qui ne cesse de s’effondrer, je commente d’une voix forte et la plus assurée possible tous mes gestes, donnant à chaque partie du décor (jusqu’à l’étais le plus branlant ou la cordelette la plus fine) son nom scientifique exact.
Tous ces noms, et donc toutes les parties que je nomme, correspondent à des zones du cerveau. Et il ne fait aucune doute qu’il s’agit de la représentation de mon propre cerveau que je donne à voir aux étudiants (étudiants vers lesquels, vu mon incessante activité, je n’ai absolument pas le loisir de me tourner, et dont je ne peux qu’imaginer le nombre). Et pendant que sans répit je cours d’un côté à l’autre de la scène et explique avec précision la conformation de chaque partie de ce gigantesque organe décidément rebelle à toute fixité, je ne cesse de me demander si ces permanentes détériorations contre lesquelles je me bats sont l’image vivante des difficultés psychiques auxquelles au même instant je fais face, où si, à l’inverse, ce sont les fluctuations du décor qui précisément me poussent à ce questionnement — toute cette grande scénographie n’étant que la base matérielle sur laquelle mon activité mentale viendrait se calquer.
Sans doute est-ce la raison pour laquelle je n’ose prendre un instant de repos, trop angoissé à l’idée que les étudiants (ou les spectateurs) puissent trouver justement dans cette halte soudaine matière à rire et à moquerie. Pourtant je le sais la structure d’un moment à l’autre va s’effondrer entièrement, au point que toute activité me sera définitivement impossible. Mais en attendant cet accident fatal, je m’active et cours à en perdre haleine sur l’estrade — ce qui peut-être éveille ces rires et moqueries tant redoutés qu’il me semble déjà entendre ici ou là dans la salle.