R76) Au-dessus de moi, depuis toujours
            (D’après : « L’arbre double ». 
Arbre, fruit, craquements)

L’ARBRE DOUBLE

Au-dessus de moi, depuis toujours semble-t-il (bien que je n’en aie pris réellement conscience que récemment), se frottent dans la brume, et grincent, les branches d’un arbre immense. Ce n’est d’ailleurs que sous l’effet des mouvements de cette brume que j’aperçois parfois ces branches — jamais dans leur entier, et jamais très longtemps. 

Je sais que cet arbre a pour particularité d’être double, ses deux troncs étant plantés de part et d’autre de l’endroit où je me trouve — à une distance si grande l’un de l’autre que je ne peux que difficilement l’imaginer. Et c’est à l’exact aplomb de ma tête que leurs plus fines branches se rejoignent. Il m’arrive de penser que je suis le fruit de ces arbres siamois, et que c’est précisément parce que je pends sous le lieu même de leur rencontre qu’ils continuent de mêler leur branches — peut-être même de prendre appui l’un sur l’autre.
Mais depuis peu me parviennent, par la fine et longue tige qui me porte, des craquements inquiétants. Quelque chose se brise je le sens dans cette immense structure. Peut-être ne sont-ce que des branches annexes dont la perte ne doit pas m’alarmer ; mais il se peut aussi que ces craquements proviennent de plus loin, des bases même de cet arbre naturellement double. J’essaie de ne pas y porter trop d’attention, de laisser ses bruits sinistres à leurs lointains dont je ne sais rien. Mais comment demeurer insensible aux oscillations que chacun d’eux provoque dans la tige à laquelle je suis suspendu, et qui chaque fois mettent tant de temps à s’apaiser ? Comment ne pas voir là les signes annonciateurs de ma chute prochaine ?