Une ville ne se réduit pas à des bâtiments, des rues, des arbres, des équipements publics, des vélos et des voitures. C’est avant tout un lieu de vie, de rencontres, d’ancrage, avec sa vie, son bruissement. La maquette urbaine contient un grand nombre de prises de son localisées, mais également des sons dérivés du matériau collecté, des voix d’habitants, des entretiens et des récits.


 

Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (30)

R96-1) À grandes pelletées
            (D’après : « Je bêche ».
Chute, abysses)

LE GRAIN DE SABLE

À grandes pelletées j’envoie voler la terre par-dessus les toits. 

Sous mes pieds le trou grandit, avale lentement la ville — cargo rouillé englouti par une eau épaisse, ténébreuse, innommable. 

Des grincements de tôles accompagnent ma méthodique noyade, la guident. 

Je creuse encore, jette par-dessus mon épaule les chairs qui inutilement me lestent. 

Libérés de leur orbite mes yeux, avides, me précèdent dans les abysses. Là je le sais un grain de sable patiente, sur lequel mon nom est gravé. Mes yeux enfin désencagés le cherchent, fouillent les fonds, remuent l’obscurité encore inviolée. Mais le soin que je mets à me défaire de moi agite le mystère dans lequel je m’enfonce, et à mesure que j’approche de lui ce minuscule grain s’érode, et mon nom sur lui toujours plus sûrement se désinscrit. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (29)

R82-5) Je suis une addition de lignes
            (D’après : « j’espère que je serai une référence pour mes enfants, et ainsi de suite ». 
Dispersion, indétermination, main

SEGMENTATION

Je suis une addition de lignes, un bouquet anarchique d’abscisses, d’ordonnées et de cotes. Mais les segments qui me constituent sont dispersés, planent ici ou là dans des champs eux-mêmes éclatés (voire contraires), et leur nombre imprécis, fluctuant, empêche de jamais me situer en un point précis de l’espace. 

Cette condition ne me pèse pas ; j’ai appris à vivre avec ce défaut d’unicité, cette indétermination fondamentale, cette fuite permanente de parties de moi-même en allées voleter quelque part dans d’insûres brumailles.
Pourtant mon existence est intranquille ; je suis suspicieux de moi-même et des autres, méfiant à l’égard de l’espace et du temps. Je sais que quelque part une main rôde, qui cherche à saisir tous les segments dont je suis fait, et à unir en un tout soi-disant cohérent cette métamérisation sauvage qui pourtant à mes yeux me constitue ; et cela me met les nerfs à vif. 

Cette patte-pelue qui avidement plane autour de moi (c’est-à-dire en moi) me dégoute et m’horrifie, et de toutes les forces de mon esprit je m’applique à renforcer mon propre éclatement, à travailler à la bonne dispersion des mille segments solitaires dont je suis fait, et qui chacun plonge tête baissée vers son horizon particulier, inconnu des autres. 

Peut-être à terme mon corps, de s’être trop dispersé, n’en sera-t-il plus tout à fait un, mais je préfère courir ce risque plutôt que de me voir saisi par cette main hideuse à l’aveugle voracité. Tout plutôt que m’offrir à elle ! Tout ! 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (28)

R82-4) Face à moi, un homme
            (D’après : « Il a toujours fait en sorte qu’on ne le voie pas triste ». 
Visage, tristesse, disparition)

TRISTESSE

Face à moi, un homme dont la tristesse mange littéralement le visage. Il lui arrive naturellement, je le sais, de se montrer heureux, ou simplement gai, et sa face alors est là tout entière bien visible pour qui l’observe. Mais qu’une pointe de tristesse tout à coup se fasse jour en lui, et c’est une part de son visage qui aussitôt s’efface et disparaît. 

L’homme est là devant moi, qui me parle avec une prolixité presque excessive, mais c’est comme si ses paroles n’avaient pas d’importance, pas de signification réelle — ou plutôt comme si elles n’étaient que l’accompagnement, l’ornement conventionnel et poli de la géographie mouvante, trompeuse et pleine de chausse-trappes des chairs de son visage. Je ne peux détacher mes yeux de cette face instable, guette avec anxiété les soudains effacements qui sans prévenir, et surtout sans que mon vis-à-vis lui-même semble en éprouver la moindre douleur, ni d’ailleurs la moindre sensation, la remodèlent. Sans doute même l’homme perçoit-il en moi cette anxiété, et s’en désole-t-il. Mais cela ne fait qu’alimenter ce processus qui en me fascinant m’empêche de lui porter secours. Car il est trop tard à présent, nous l’avons bien compris tous deux. En même temps que sa tristesse s’accroît ma fascination ; et les choses ne peuvent aller qu’en s’amplifiant. 

J’ai conscience (car apparaissent encore ici ou là de fugitifs territoires visibles, une parcelle de joue, un coin de paupière, une fine bande de front en suspens tel un nuage) qu’il s’efforce de tenir tête, et d’opposer à la tristesse qui l’envahit presque tout entier quelques bouffées d’allégresse. Mais il sait comme moi que celles-ci sont forcées, artificielles, et ne peuvent rien contre le malheur fondamental qui lentement l’engloutit. Son visage va bientôt disparaître, nous le savons tous les deux, et bien que je ne sois que le spectateur de cet évanouissement, j’en porterai une indéniable part de responsabilité. Mais comment ne pas regarder jusqu’au bout ? 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (27)

R82-3) L’homme avance devant moi
            (D’après : « Il a laissé une très belle image de lui ». 
Course, traîne, père, mélasse)

PÈRE ET FILS

L’homme avance devant moi. Ou plutôt, c’est moi qui cours derrière lui, mais plus je m’efforce de le rattraper plus la distance entre nous grandit. J’en éprouve d’autant plus de contrariété que cet homme (j’en prends conscience peu à peu, jusqu’à ce que cela s’impose à moi dans toute sa force) se trouve être mon père. 

Ce n’est pas à sa silhouette que je le reconnais (à vrai dire je ne peux pas l’approcher de suffisamment près pour distinguer ses formes) mais à la sorte de traîne immense qu’il laisse derrière lui, faite d’une matière étrange qui tient autant, pour les reflets qu’elle présente, du verre étamé ou de l’eau dormante, que, pour ce qui est de sa consistance, de l’huile ou du sang frais. 

C’est dans cette matière visqueuse, gluante, mucilagineuse que je patauge. Pas d’autre possibilité pour moi en effet, si je veux avoir une chance de rattraper mon père, que de plonger dans cette nappe grasse et poisseuse où mes jambes peinent toujours davantage à se mouvoir. D’autant qu’à mesure que je m’enfonce en elle et m’essouffle m’apparaissent ça et là différentes traînées plus ou moins colorées, dont je perçois immédiatement qu’il s’agit, matérialisés, des traits de caractère de celui après qui je cours. 

Oui, c’est en mon père — non seulement dans son corps mais dans ses pensées les plus intimes — que je barbotte, j’en ai la conviction. Toute cette immense traîne, c’est sa personne tout entière, avec ses secrets, ses douleurs et ses joies, ses rêves que peu à peu il abandonne. À chacun de ses pas, il se défait un peu plus de lui-même, s’offrant ainsi dans le même temps à mon piétinement et à mon exploration. 

Je constate d’ailleurs que sa silhouette s’amenuise progressivement. Je ne vois bientôt plus de lui, au loin, que le haut de son corps qui paraît flotter à la surface des eaux, peut-être même s’y enfoncer ; eaux dans lesquelles moi-même je me noie d’ailleurs lentement, avec la certitude de plus en plus nette que nous sommes voués tous les deux, mon père et moi, non seulement à disparaître, mais à le faire en même temps, comme avalés par la même gueule. Comme si, à mesure de ma progression, je me délestais moi aussi de mon propre corps, et l’abandonnais à mes successeurs — sans doute déjà eux-mêmes lancés à notre poursuite, et donc déjà eux aussi pris dans la même glutineuse mélasse. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (26)

R81-4) Les plus discrets dévoilent à peine leur plaie
            (D’après : « On a la chance d’être avec des personnes qui sont ouvertes ». 
Plaies, humeurs)

LES PLAIES

Les plus discrets dévoilent à peine leur plaie, comme s’il s’agissait pour eux d’une partie honteuse, d’une marque dont ils n’étaient en rien responsables et dont ils n’avaient de toute façon pas lieu de tirer une quelconque fierté. Ceux-là s’arrangent pour qu’elle demeure presque invisible. Mais la plupart affichent leur plaie sans honte, et avec même une certaine ostentation : elle exprime pour eux bien davantage que ne peuvent le faire les traits du visage ou le regard, révèle ce qu’aucune parole ne pourrait dire, et surtout ne triche pas, ne ment pas, ne feint pas. À tel point qu’ici visages et regards demeurent la plupart du temps inertes, et ne quittent cet état que pour, d’une certaine façon, renchérir sur ce que la plaie ouverte a déjà, et bien plus exactement, exprimé. 

C’est pourquoi les intelligences vives, les caractères affirmés montrent à tous des plaies littéralement béantes, dans lesquelles le regard de chacun peu s’abîmer, où chacun peu lire jusqu’aux plus fines nuances leurs réflexions, leurs humeurs, leurs aspirations, leurs rêves. Car chacun ici retire de l’examen des chairs les plus précieuses informations, et lit dans telle tension du tendon, tel aspect du muscle, telle qualité de la veine, telle brillance ou irrégularité de l’aponévrose (et bien évidemment dans les rapports que toutes ces parties du corps établissent entre elles) comme à livre ouvert. 

Quant aux êtres les plus remarquables, ceux dont les pensées dévoilent à tous des horizons nouveaux et prometteurs, ils présentent généralement une plaie si étendue qu’elle leur ouvre littéralement le corps en deux — ce corps ne devant plus alors son unicité qu’à une mince attache, dont la fragilité, en même temps qu’elle effraie, suscite l’admiration de tous. 

Il n’est pas rare cependant, dans les rues de cette ville parcourue en tous sens de corps éventrés, de voir des couples formés par des individus aux plaies presque contraires ; l’un, tout ouvert, exhibant jusqu’à ses plus profondes entrailles, quand l’autre ne dévoile qu’une minuscule blessure passant presque inaperçue. Certains voient d’ailleurs dans ces appariements la manifestation d’une suprême harmonie, chacun des deux extrêmes n’étant que la porte d’entrée vers les beautés et les secrets de la partie que quotidiennement il contrebalance. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (25)

R81-1) D’un coup, une cloche d’obscurité
            (D’après : « On a fait un petit trajet avec des énigmes ». 
Cloche, chemin, brume)

SOUS CLOCHE

D’un coup, une cloche d’obscurité s’abat sur la terre. Tout disparaît autour de moi. Les sons se font étouffés, instables, sournois, semblent chercher sans succès une issue, se cogner à une paroi lointaine, opaque, douteuse. Je ne marche plus, je flotte, mais lourdement, comme si mes vêtements étaient soudain trempés, ou que mes veines avaient triplé de volume. Mes pieds ne s’appuient sur rien, mes gestes sont à peine miens. Bien que je sois toujours enfermé en lui (peut-être même plus que jamais), mon corps ne m’appartient plus ; j’en cherche les limites, à l’aveugle, dans l’angoisse d’une dissolution qu’aucune sensation ne viendrait confirmer. 

Et tout à coup, sans que rien ne l’annonce, je me retrouve à l’air libre, sur un chemin familier, celui- là même, je le sais, que j’emprunte depuis longtemps, au point qu’il me semble ne connaître que lui. À moins qu’il ne s’agisse d’un autre sentier ? Cette question me taraude, comme chaque fois d’ailleurs que je refais surface (ces passages sous cloche, fréquents, rythment mon avancée, peut- être même la structurent ; pourtant j’en ignore la durée, comme j’ignore les dimensions de cette nuit qui s’abattant sur moi me sépare soudain du monde). 

Qui peut m’assurer, lorsque je sors de ces plongées dans le vide, que ma direction n’a pas changé ? Bien sûr, à droite et à gauche, c’est toujours la même lande légèrement vallonnée et envahie de brume. Mais dans ces landes on le sait les chemins sont nombreux et se ressemblent tous. Ces nuages de nuit qui régulièrement m’enveloppent ne sont-ils pas propices à toutes sortes de bifurcations, de carrefours, de cul-de-sacs même, qui ne feraient que me rejeter sans que je m’en rende compte sur le même chemin, mais en sens inverse ? 

Je ne pense plus au but à atteindre, au pourquoi de mon avancée, l’esprit seulement tourné vers ces trous noirs qui régulièrement me jettent hors du temps et se divertissent de mon angoisse. Avançant dans la brume, je ne tente plus de déchiffrer le paysage monotone qui m’entoure. Je ne fais que me préparer au prochain ensevelissement, résolu à relever les indices qui au moins balaieraient mon inquiétude la plus vive, à savoir celle de ne faire chaque fois que demi-tour, et donc d’être enfermé dans un surplace stérile, humiliant, sans espoir. 

Mais une angoisse plus forte peu à peu m’envahit : ne suis-je pas déjà, et en réalité depuis toujours, pris sous la même cloche, et ces moments durant lesquels la lande m’apparaît de simples mirages, les voies par lesquelles peut-être ma chair trouve à se dissiper, parcelle après parcelle, et pour ainsi dire sous mes yeux, sans que j’en sente rien ? J’en viens à désirer cette nuit gobeuse de vie, à susciter sa venue en hâtant le pas, afin qu’enfin j’en sache davantage sur ma condition — quand bien même celle-ci devait se révéler non-charnelle, fantomatique, et renvoyer mes efforts à une définitive inconcrétude. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (24)

R80-2) Mon avancée sous terre est lente
            (D’après : « Les voitures seront volantes ».
Sous terre, avancée, autre monde)

SOUS TERRE

Mon avancée sous terre est lente, difficultueuse, et les efforts qu’elle me coûte disproportionnés en regard du terrain finalement gagné. Je passe plus de temps à déblayer la voie devant moi (avec pour seul outil un pieu rudimentaire), qu’assis sur mon chariot, que je ne regagne chaque fois que pour le faire avancer de quelques centimètres. Du reste, il m’arrive bien souvent de le déplacer sans même m’y installer, en le traînant simplement derrière moi (c’est un modèle des plus modestes, à place unique, que l’on peut tirer sans trop de peine). 

Pourtant, malgré cette difficulté à progresser, je ne perds pas courage. Bien au contraire, c’est comme si cette adversité renforçait mon ardeur. J’aime faire face à de nouvelles terres, à des roches soudain plus dures, ou au contraire plus friables, j’aime me voir contraint de contourner des poches d’eau souterraine ou des entrelacs de racines dont je me plais, dans l’obscurité qui m’enveloppe, à imaginer quels troncs, quels branches, quel feuillage elles nourrissent.
Je ne sais d’ailleurs d’où me vient la connaissance des arbres, des rivières, des villes même sous lesquels je passe parfois, et que certains indices, que j’ai appris à lire, me révèlent. Ai-je habité à l’air libre dans mon jeune âge ? M’a-t-on conté (mais qui l’aurait fait alors ?) la vie à la surface de la terre ? Je l’ignore. Mais je sais ce qu’il s’y passe. Je sais les guerres, les famines, la terre et l’air contaminés par les hommes, le ciel congestionné par des cohortes de véhicules progressant pas à pas, coincés dans d’immenses nuages rendus solides et raides par leur surpeuplement même. 

C’est pourquoi mon existence ici, dans ces profondeurs, m’apparaît somme toute préférable, malgré la solitude, le froid parfois, l’absence de distractions. Je ne sais où ces efforts quotidiens me mènent, si même il est raisonnable de leur imaginer un but. Peu importe, pourvu qu’ils me tiennent à distance de cet autre monde en perdition, où les hommes n’ont d’autre idée, ni d’autre désir, que de proliférer, tout en travaillant toujours plus vigoureusement à leur propre extinction. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (23)

R80-1) L’immeuble que j’habite est si élevé
           (D’après : « Dans mon immeuble ils n’arrêtent pas de fumer ». 
Fumée, voisins, échanges, dissipation)

FUMÉES

L’immeuble que j’habite est si élevé, et plonge en même temps si profondément dans le sol, que j’ai renoncé depuis longtemps à en dénombrer les étages. Du reste, je ne quitte que rarement celui que j’occupe, et seulement pour faire quelques pas dans les étages immédiatement supérieurs ou inférieurs, dont je reviens d’ailleurs toujours dépité du peu de nouveautés et de distractions qu’ils m’offrent. Je préfère rester dans cet espace minuscule que l’on m’a alloué et que j’ai fini par faire mien. De là, assis dans mon fauteuil entre lit et table, je peux percevoir avec toute la précision nécessaire la vie de l’immeuble (pour autant qu’on puisse nommer vie les mouvements qui s’y opèrent), peut-être mieux même qu’en me perdant dans d’éreintantes, inutiles et suffocantes explorations. 

Suffocantes car les seuls mouvements dans cette tour sans fin consistent dans la circulation des fumées plus ou moins épaisses et plus ou moins âcres que dégagent le corps des habitants, par ailleurs tous absolument muets et dans leur grande majorité immobiles. J’ignore depuis combien de temps ce phénomène à vu le jour, si c’est le fait d’habiter cette tour qui le provoque, où si c’est cette particularité physique des êtres qui les a fait échouer ici. Quoi qu’il en soit, ils fument, tous, et c’est par le commerce de leurs émanations qu’ils manifestent leur présence au monde, communiquent entre eux — en un mot s’expriment. C’est du moins ce que je m’efforce de croire, ne voulant me résoudre à considérer ces fumées comme des phénomènes purement organiques dénués de toute signification. 

C’est donc dans l’étude fine de toutes les nappes de fumée qui me parviennent, et de leur plus ou moins grand fusionnement, que j’occupe mon temps. J’ai appris à reconnaître en un clin d’œil celles de mes plus proches voisins, à en détecter les plus subtiles variations. Mais ce sont celles qui proviennent d’étages plus éloignés qui m’intéressent surtout. J’aime imaginer duquel de mes lointains voisins provient telle étrange fragrance, telle âcreté particulière ou au contraire telle suavité un peu trop prononcée et évoluant de façon presque lourde dans l’air. Je sais que si certains d’entre eux présentent un organisme encore quasi complet, beaucoup ont déjà vu une bonne partie de leurs chairs partir en fumée, et ne sont plus à présent que des morceaux de corps, des débris à peine reconnaissables et promis, à terme, à une disparition totale. Et c’est par ces fumées qu’ils exhalent, et qu’ils offrent à mon examen, que je peux m’employer à reconstituer non seulement leurs caractéristiques physiques, mais aussi quelques pans de leur histoire personnelle, voire dresser d’eux un portrait psychologique relativement poussé. 

Mais le plus intéressant à mes yeux consiste dans l’examen non des fumées elles-mêmes mais de leurs entrelacements, dont les volutes et les volumes me révèlent l’immense complexité des échanges, réels ou fantasmés (car avec le temps j’ai appris à lire aussi ceux-là), qu’entretiennent mes voisins. C’est dans cette étude que je me perds avec délice, que d’une certaine façon je m’oublie, peut-être me dissipe. Au point de douter parfois de l’intégrité de mon propre corps, et de voir dans certaines traînées brumeuses le signe de la dissipation de mes propres chairs — dissipation qui entraînerait de facto avec elle une partie de ma conscience, rendant par là-même tout regard sur moi ou sur les autres parcellaire, erroné, et surtout précaire. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (22)

R78-4) L’immeuble que j’habite, et depuis lequel, derrière mon œil-de-bœuf
            (D’après : « Vous voulez habiter dans un bâtiment ou une maison ? ». 
Immeubles, rotations, voisins)

LE JONGLEUR

L’immeuble que j’habite, et depuis lequel, derrière mon œil-de-bœuf, j’observe le monde, est pris dans un tourbillon si délirant, et se trouve à ce point secoué de sautes diverses et de brusques changements de trajectoires, qu’il m’interdit toute vision tant soit peu précise des choses, toute prospective raisonnable quant à mon devenir, et, plus grave sans doute, toute possibilité de jouir d’une existence stable et sereine. 

Bien sûr d’autres maisons et immeubles sont engagés, à l’image du mien, dans cet incessant ballet. Je vois régulièrement leurs habitants apparaître aux fenêtres ou aux balcons, et contempler d’un œil aussi las que le mien les longues hyperboles, brusques voltes ou envols verticaux auxquels toutes les demeures ici sont contraintes. Mais cela fait si longtemps à présent que nous tournons de concert dans le vide que nous ne prenons plus la peine d’échanger le moindre geste — qu’il soit de complicité amusée, de lassitude partagée, ou simplement de désespoir. Nous savons être séparés pour toujours les uns des autres, et avons cessé d’épuiser nos forces en de vains appels ou signaux rendus de toute façon incompréhensibles par la distance et les révolutions de nos logis respectifs (ces derniers en effet, ne se contentant pas des nerveuses ellipses qu’ils dessinent, tournent également sur eux-mêmes, de sorte que nos éventuels interlocuteurs ont tôt fait, à peine apparus, de disparaître dans la nuit). 

Je parviens néanmoins à distinguer dans ce chaos des sortes de périodes (à moins qu’il ne faille les appeler saisons), dont certaines finissent par avoir ma préférence. Il me semble du reste qu’il en va de même pour mes voisins (qui bien que ne se montrant à moi que de façon fugace finissent par m’être familiers, et dont je peux vérifier, d’une saison l’autre et grâce à quelques détails, le penchant pour tel ou tel type de mouvement). Pour ma part, si j’apprécie les périodes durant lesquelles ma demeure s’en tient à un rythme binaire alternant ascensions et descentes parfaitement verticales (périodes durant lesquelles j’ai tout loisir d’observer mes proches voisins sans que mon horizon tout à coup s’en vienne à basculer), ma préférence va à certains moments (que je n’ose nommer périodes, encore moins saisons), où toutes les habitations habituellement entraînées dans une dérive sans attache se retrouvent soudain dans un alignement parfait. Dans ces instants, tout semble figé suite à on ne sait quel ordre supérieur, dont chacun ressent et la beauté et la fragilité. Le silence se fait. Chacun goûte ce suspens éphémère, et se met à espérer qu’il dure toujours. Mais cela bien sûr n’advient jamais : très vite le charme est rompu, et la danse reprend de plus belle. 

C’est dans ces moments où toute la machinerie se relance qu’une sorte de spleen me gagne, et que mon ressentiment vis-à-vis de celui qui se joue ainsi de nous refait surface. Car bien sûr quelqu’un tire les ficelles de ce grand jeu ; quelqu’un dont on aperçoit parfois le visage, subrepticement, et dont la large main à intervalles réguliers nous enveloppe, amortit notre chute, relance notre envol. C’est lui le grand jongleur, le manipulateur de vies, le générateur d’angoisses, celui qui n’offre à nos questions qu’un sourire de façade satisfait de lui-même ; lui le Grand Idiot, qui ne nous possède que parce qu’il s’emploie à nous perdre. 

Et mon ressentiment se change en véritable haine lorsque, sous l’effet du vertige sans doute, je reconnais dans ses traits mon propre visage, et dans ses yeux les miens. Dans ces moments-là, tout me semble définitivement perdu, et je préfère laisser là l’observation du ciel et me détourner de cet œil-de-bœuf qui ne m’apporte finalement que tristesse, et toujours souligne et renforce ma solitude. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (21)

R 78-1) Il m’est impossible d’avancer autrement
            (D’après : « Vous voulez faire quoi quand vous serez grands ? ». 
Gigantisme, villages, sommeil)

LE GÉANT

Il m’est impossible d’avancer autrement qu’à pas lents et précautionneux. Un instant d’inattention, et je risquerais d’écraser sous mon pied une maison isolée, un hameau dissimulé aux regards, un campement de nomades. Parfois, il me faut rester longtemps le pied levé avant de trouver où le poser ; encore n’est-ce pas sans la crainte qu’un être vivant, échappant à ma vigilance, ne soit la victime innocente de ma taille et de mon poids, tous deux démesurés. 

Aussi, quand vient le moment de chercher un lieu où passer la nuit, suis-je toujours épuisé par l’attention sans relâche qu’il m’a fallu déployer durant tout le jour. Et c’est dans un sommeil envahi par le doute et l’angoisse que je plonge. D’autant que si la raison devrait me pousser à chercher le repos loin du monde des vivants, une inclination naturelle me fait aimer la proximité des zones habitées. Pas les grandes cités, qui me sont évidemment interdites, mais les bourgs modestes, les villages reculés, ceux qui s’éteignent dès le couché du soleil mais qui pourtant laissent brûler toute la nuit quelques feux — signe de leur appartenance au monde, preuve, vacillante mais efficiente, que la vie ne les a pas complètement désertés. 

J’aime savoir près de mon ventre ou de ma cuisse cette présence silencieuse et humble, qui sans doute me rappelle le temps où ma taille était normale et ma vie sans encombre. Et si je peux m’arranger pour que deux ou trois villages m’apportent la chaleur de leur présence, alors je m’endors comblé, la tête sur une colline chauve, non sans avoir pris le temps cependant d’interroger, tout là-haut dans le ciel, le corps dénudé et obscur de celle qui chaque nuit, trop grande pour s’allonger sur la terre, ne peut qu’y poser, dans un lointain qui m’est à moi-même inaccessible, la pointe de ses orteils, et à l’opposé la paume de ses mains. 

Est-ce toi qui m’a enfanté ? Est-ce à toi que je dois ma condition d’errant ? Vais-je comme toi finir ma vie avec pour seule couche le ciel déserté de toute vie ? Devrons-nous nous disputer le ciel ? Ces questions, à peine murmurées, se perdent dans le silence — à moins qu’allant rebondir sur le ventre qui de là-haut me couve, elles ne me reviennent plus tard, lorsque j’ai déjà plongé dans les eaux troubles du rêve, et que ma conscience, enfin libre, ne s’attache plus à connaître l’origine des images et des sons qui la traversent. 

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