LA LANGUE DES SIGNES
Cela fait longtemps que je marche dans la ville. J’ai quitté les quartiers qui m’étaient familiers, et me trouve à présent dans un secteur inconnu de moi, dans lequel tous mes repères vacillent. J’ai sans doute progressé un moment dans cette zone sans prendre conscience de ce phénomène, mais à présent je ne peux que constater que tout ici me semble étranger, ou plutôt que tout ce qui m’est habituellement familier présente, sans que je sache par quel artifice (je ne cherche d’ailleurs pas à le savoir, et accepte ce nouvel état de fait sans ressentir le besoin de l’analyser) un caractère indéchiffrable et qui d’une certaine façon jouit de son impénétrabilité.
Les choses aussi banales qu’un mur, un balcon, un pavé légèrement saillant dans la chaussée, paraissent exprimer je ne sais quoi d’important, peut-être même de crucial, dont la compréhension s’avère néanmoins pour moi absolument impossible. Et je ressens de plus en plus fortement que mon incompréhension même représente pour tous ces éléments un motif de satisfaction, et ma présence ici quelque chose comme un divertissement inattendu dont ils jouissent de concert.
L’étonnant est qu’en même temps que mon idiotie face à ce langage se confirme, ma perception de la réalité et de l’intensité des échanges entre les objets, les corps, les matières, comme par un mouvement inverse se fait plus précise, plus exacerbée, peut-être même plus sûre, au point de me donner le sentiment d’être sensible à la globalité de ce commerce. Tout parle, toutes les masses communiquent, échangent des signaux d’une subtilité insoupçonnable, des pensées d’une profondeur et d’une vivacité inouïes, et je perçois ces échanges, et je les goûte.
Comme faisant fi de ma pensée consciente et de ses directives, mes mains se mettent peu à peu à vouloir répondre à toutes ces paroles inaudibles et à s’agiter dans l’air sans que je le leur commande. Leurs mouvements, bien que produits par mes propres muscles, m’apparaissent aussi incompréhensibles que les signaux auxquels ils répondent. Mais je laisse faire, et deviens spectateur d’un échange qui me dépasse. Mon corps s’enfonce dans des rues sombres, traverse des places, des cours, et mes bras, puis mes jambes, mon torse, et jusqu’aux muscles de mon visage, s’agitent fébrilement, répondent à je ne sais quelles ondes, quelles invitations silencieuses, quelles mises en garde bienveillantes.
Et je poursuis mon avancée, m’abandonne avec une sorte de paresseuse jouissance au délitement de ma conscience, sûr dans le même temps d’accéder, grâce à cette danse incontrôlée, à un état nouveau et sans doute supérieur, qui jusque là m’était interdit, et que la traversée de cet ésotérique quartier me permet comme par magie d’atteindre.