Une ville ne se réduit pas à des bâtiments, des rues, des arbres, des équipements publics, des vélos et des voitures. C’est avant tout un lieu de vie, de rencontres, d’ancrage, avec sa vie, son bruissement. La maquette urbaine contient un grand nombre de prises de son localisées, mais également des sons dérivés du matériau collecté, des voix d’habitants, des entretiens et des récits.


 

Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (6)

Raphaël Saint-Remy a écrit des textes comme prolongements, extensions des entretiens qu’il a mené avec des personnes rencontrées sur le terrain.


R68-3) Mes pieds sont détachables
            (D’après : « Je ne connaissais pas la ludothèque avant d’y mettre les pieds ». Pieds, exploration)

LES PIEDS  

Mes pieds sont détachables. Non qu’ils me soient inutiles (au contraire, sans eux je ne peux rien, et tout déplacement devient un casse-tête, une torture même), mais il leur faut, avant chacune de mes migrations, me précéder là où j’ai décidé d’aller.
Pour autant, une sorte de paresse les habite, qui les empêche d’aller seuls et sans itinéraire précis là où pourtant leur légèreté et leur souplesse pourraient les emmener sans presque qu’ils y pensent. Partir à l’aveugle est pour eux inconcevable, et ce n’est que contraints qu’ils visitent l’inconnu. C’est pourquoi il me faut les jeter loin devant moi, et attendre qu’ayant flairé tous les recoins de l’espace à conquérir, ils reviennent me chercher. C’est alors et alors seulement que sans difficulté et devenus presque rieurs ils me transportent jusqu’à ma nouvelle halte. 

Situation lassante, mais c’est mon lot et je l’accepte, d’autant qu’il me semble avec le temps que c’est précisément dans ces moments où j’envoie balader mes pieds et attends leur retour que je me trouve le plus disposé à accueillir l’inattendu, et à en jouir.

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (5)

Raphaël Saint-Remy a écrit des textes comme prolongements, extensions des entretiens qu’il a mené avec des personnes rencontrées sur le terrain.

R68-1) J’évolue dans un univers imprécis
            (D’après : « Faire plusieurs choses en une ». Pensée, voltes, désert)
 

ERRANCE

J’évolue dans un univers imprécis, nébuleux, antilogique, dans lequel quoi que je fasse, quel que soit l’objet que je façonne, le chemin que je prends ou la pensée que péniblement j’élabore, le résultat à l’arrivée (bien que l’on ne puisse évidemment pas considérer cela comme un résultat, ni du reste comme une arrivée) se présente toujours comme un corps complexe farci de bien d’autres choses que de lui-même, et qui d’emblée ne peut paraître que suspect. 

Sans doute ce lieu sibyllin, inconclu, rétif à la topographie présente-t-il une certaine parenté avec mes rêves, qui naturellement ne sont que des conglomérats d’images gigognes toujours enveloppées par leurs contraires (et à leur tour les enveloppant) et ignorant tout de leur place et de leur rôle dans la molle structure à laquelle elles appartiennent. Quoi qu’il en soit, toute action, production ou pensée univoque et totalement définie m’est ici je le sais interdite, et c’est dans une multiplicité désordonnée et sauvage, en même temps que dans une géographie trompeuse, qu’il me faut progresser — conscient que cette situation cache en elle de nombreuses voltes incontrôlables susceptibles de me mener dans des régions imprévues, sans intérêt, idiotes peut-être : déserts sans issue que je ne peux éviter, et dont seul un événement impossible à prévoir, et surtout à concevoir, peut me sortir. 

Sans illusion (mais sans défiance non plus) je m’enfonce donc, vaguement obstiné, dans ce pays ouateux, laissant ce qui se ballotte en moi de contradictoire trouver par soi-même les agencements utiles à mon errance. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (4)

Raphaël Saint-Remy a écrit des textes comme prolongements, extensions des entretiens qu’il a mené avec des personnes rencontrées sur le terrain.

R67-4) En pénétrant dans cette maison
            (D’après : « Une maison pour tous ». Maison, foule, morts et vivants)

LES VIVANTS ET LES MORTS

En pénétrant dans le bâtiment, je suis loin d’en soupçonner les dimensions réelles, de même que la foule innombrable qui s’y presse. Mais à peine entré il me faut jouer des coudes pour me frayer un passage parmi de véritables grappes humaines qui par vagues viennent s’opposer à ma progression, certaines fébrilement affairées et me repoussant sans ménagement, d’autres au contraire quasi prostrées, mais qui par leur immobilité même et l’espace qu’elles occupent ne me ralentissent pas moins. 

Cette progression est d’autant plus éprouvante pour moi que le motif de ma venue me demeure inconnu, et que c’est autant après lui que je cours qu’après la réponse que l’on pourrait éventuellement lui apporter. Sans but précis autre que celui d’avancer, je passe d’un couloir à l’autre, d’une pièce à l’autre, me heurtant sans cesse à la même adversité — d’autant plus difficile à contrer que l’attention que me portent ces êtres est quasi nulle, comme si j’étais à leurs yeux absolument sans épaisseur, transparent. 

Je finis pourtant par croiser, dans un des nombreux escaliers, un homme seul, qui montre un visage un peu moins fermé que les autres. À ma demande de savoir où se trouve le bureau d’enregistrement des nouveaux arrivants (car dans mon esprit, il est clair que je dois avant toute chose signaler ma présence aux autorités du lieu), il m’interroge : « Morts ou vivants ? ». Devant ma surprise et mon incompréhension, il m’explique (bien que perpétuellement interrompu par ceux qui ne cessent de se presser dans l’escalier) qu’ici vivants et morts sont mélangés, de même que tous les services les concernant, et qu’il me faut bien savoir à laquelle des deux catégories j’appartiens avant de me lancer dans la recherche d’un quelconque bureau. Emporté par une nouvelle vague, il ne peut malheureusement pousser plus loin son explication, et je reprends ma recherche à travers les étages.
Je le revois plus tard au détour d’un couloir. Rieur, il me demande : « Vous êtes-vous décidé ? ». Mais je ne peux lui répondre (sans doute l’a-t-il d’ailleurs deviné) : non seulement je ne suis pas certain de savoir auquel des deux groupes (celui des vivants ou celui des morts) j’appartiens, mais il m’apparaît de toute façon impossible, vu ma fébrilité, de décider quoi que ce soit. 

Et la foule à nouveau m’entraîne. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (3)

Raphaël Saint-Remy a écrit des textes comme prolongements, extensions des entretiens qu’il a mené avec des personnes rencontrées sur le terrain.

R67-3)
 
             (D’après : « Visages ».Visages, houle, langage)
 

LA HOULE

Lorsque je pénètre dans la maison, la nuit est en train de tomber. Je ne connais pas cet endroit, ni les gens qui m’accueillent (quelqu’un m’a au-dehors vaguement indiqué les lieux, et c’est à tout hasard que j’ai frappé à la porte, prêt à aller tenter ma chance ailleurs si ma démarche n’aboutissait pas). À présent je suis assis avec mes hôtes dans ce qui semble être la pièce principale de leur demeure, peut-être même leur unique espace de vie. 

Les visages qui me font face demeurent impassibles, et ne réagissent d’aucune manière aux paroles que dans un premier temps je bafouille. C’est peu à peu seulement, à mesure que mon discours chaotique, n’apportant aucun résultat, s’apaise, que je perçois en eux des signes de vie qui peut-être (c’est du moins ce dont je veux me persuader) sont la façon propre à mes hôtes d’exprimer leurs sentiments — en tout cas d’exprimer quelque chose.
Sous la peau presque transparente des visages, je distingue en effet (d’abord de manière fugace, mais ensuite de façon toujours plus nette et durable) des sortes de mouvements liquides, qui telle une houle plus ou moins ample parfois gagnent la hauteur des yeux ou du front, parfois demeurent à la base de la tête et ne dépassent qu’à peine la pointe du menton. Comme le ferait un liquide contenu dans une cuve transparente, cette substance (violacée, mais qui j’en ai la conviction n’est pas du sang) vient cogner contre la fine paroi des têtes, dessinant autant de vagues comme vues en coupe, et qui selon toute vraisemblance constituent l’unique langage de ces êtres. 

Je m’aperçois d’ailleurs que malgré les fluctuations d’intensité qui se laissent voir, c’est sans doute la même large houle qui se propage dans les différents visages. Du reste, il me semble moi-même devenir peu à peu sensible à ce mouvement général, et sentir monter en moi quelque chose de diffus qu’aussitôt je rapproche du phénomène observé chez mes hôtes. Oui, quelque chose en moi s’exprime (ou simplement se laisse voir), sans que j’aie à en travailler ou contrôler l’apparence. Et le léger sourire que je vois soudain se dessiner sur toutes les lèvres (mais peut-être ne s’agit-il pas d’un sourire) ne peut que confirmer que nous nous sommes compris — du moins que nous partageons à présent les moyens de nous comprendre. À moins que ce léger rictus ne soit qu’une façon pour eux de me dire combien parcellaire est ma compréhension, combien nombreuses sont les découvertes qu’il me reste à faire, et qu’en réalité, malgré l’émotion qui semble s’emparer de moi, je n’en suis pour le moment qu’aux balbutiements de la pratique de ce langage — langage que je ne pourrai faire mien qu’à force de patience, et pour autant qu’ils acceptent de m’en dévoiler tous les secrets. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (2)

Raphaël Saint-Remy a écrit des textes comme prolongements, extensions des entretiens qu’il a mené avec des personnes rencontrées sur le terrain.

R67-2) Cela fait longtemps que je marche dans la ville
 
            (D’après : « La langue des signes ». Langage, ville, disparition)
 

LA LANGUE DES SIGNES

Cela fait longtemps que je marche dans la ville. J’ai quitté les quartiers qui m’étaient familiers, et me trouve à présent dans un secteur inconnu de moi, dans lequel tous mes repères vacillent. J’ai sans doute progressé un moment dans cette zone sans prendre conscience de ce phénomène, mais à présent je ne peux que constater que tout ici me semble étranger, ou plutôt que tout ce qui m’est habituellement familier présente, sans que je sache par quel artifice (je ne cherche d’ailleurs pas à le savoir, et accepte ce nouvel état de fait sans ressentir le besoin de l’analyser) un caractère indéchiffrable et qui d’une certaine façon jouit de son impénétrabilité.  

Les choses aussi banales qu’un mur, un balcon, un pavé légèrement saillant dans la chaussée, paraissent exprimer je ne sais quoi d’important, peut-être même de crucial, dont la compréhension s’avère néanmoins pour moi absolument impossible. Et je ressens de plus en plus fortement que mon incompréhension même représente pour tous ces éléments un motif de satisfaction, et ma présence ici quelque chose comme un divertissement inattendu dont ils jouissent de concert. 

L’étonnant est qu’en même temps que mon idiotie face à ce langage se confirme, ma perception de la réalité et de l’intensité des échanges entre les objets, les corps, les matières, comme par un mouvement inverse se fait plus précise, plus exacerbée, peut-être même plus sûre, au point de me donner le sentiment d’être sensible à la globalité de ce commerce. Tout parle, toutes les masses communiquent, échangent des signaux d’une subtilité insoupçonnable, des pensées d’une profondeur et d’une vivacité inouïes, et je perçois ces échanges, et je les goûte. 

Comme faisant fi de ma pensée consciente et de ses directives, mes mains se mettent peu à peu à vouloir répondre à toutes ces paroles inaudibles et à s’agiter dans l’air sans que je le leur commande. Leurs mouvements, bien que produits par mes propres muscles, m’apparaissent aussi incompréhensibles que les signaux auxquels ils répondent. Mais je laisse faire, et deviens spectateur d’un échange qui me dépasse. Mon corps s’enfonce dans des rues sombres, traverse des places, des cours, et mes bras, puis mes jambes, mon torse, et jusqu’aux muscles de mon visage, s’agitent fébrilement, répondent à je ne sais quelles ondes, quelles invitations silencieuses, quelles mises en garde bienveillantes. 

Et je poursuis mon avancée, m’abandonne avec une sorte de paresseuse jouissance au délitement de ma conscience, sûr dans le même temps d’accéder, grâce à cette danse incontrôlée, à un état nouveau et sans doute supérieur, qui jusque là m’était interdit, et que la traversée de cet ésotérique quartier me permet comme par magie d’atteindre.

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (1)

Raphaël Saint-Remy a écrit des textes comme prolongements, extensions des entretiens qu’il a mené avec des personnes rencontrées sur le terrain. Voici le premier de ces « contrechamps », à lire et à écouter.


R67-1) Alors que la place que j’occupe 
            (D’après : « Évoluer au sein de l’agence ». Agence, bureaux, tentacules)
 

LES TENTACULES

Alors que la place que j’occupe est située certainement dans le coin le plus sombre et le plus reculé d’un des derniers étages de l’agence (sans doute s’agit-il d’un ancien cagibi, mais étant l’une des plus récentes recrues, je ne peux prétendre à une meilleure situation), une partie de moi (partie que j’exècre, mais sur laquelle je n’ai malheureusement aucun pouvoir) s’emploie régulièrement à quitter ce réduit pour en explorer les parages. Il s’agit de sortes d’excroissances qui sans que j’y puisse rien fleurissent tout à coup sur mon corps, s’étirent comme autant de tentacules, et sans aucune gêne vont s’égayer autour de mon bureau, fureter partout, se glisser là où jamais sans doute je n’oserais moi-même m’aventurer. 

Ces pousses repoussantes (que mes collègues les plus proches font mine de ne pas voir, mais qui provoquent en eux je le sais un irrépressible dégoût) sont dues uniquement à mes pensées pernicieuses — plus exactement aux bouffées d’angoisse qui régulièrement m’envahissent, durant lesquelles, oubliant tout, je n’ai plus qu’un seul souhait : abandonner ma place, dévaler les escaliers et fuir l’agence, les collègues, la ville peut-être, pour n’y plus jamais revenir. 

J’ai beau tenter de me raisonner, rien ne peut empêcher ces pensées noires, et surtout leur si affreuse et incontrôlable matérialisation. Une fois surgis, les tentacules s’en vont fouiner partout, se glissent le long des escaliers, ouvrent les portes, grimpent aux murs, s’enroulent autour des pieds de table, occupent progressivement une place que l’agence ne peut évidemment leur abandonner. Et si mes collègues et supérieurs ont jusqu’ici fait preuve de compréhension et de patience, je devine que le temps est proche où tous de concert viendront se plaindre et me prier de bien vouloir quitter les lieux. Mais c’est comme si la proximité de cette catastrophe (car cela en serait une pour moi, indéniablement) avait pour effet non de calmer le phénomène, mais au contraire de l’amplifier hors de toute mesure. Si bien que cédant à la prolifération de ces détestables extensions, je finis par abandonner l’ouvrage pour lequel on m’emploie, et me mets à rêver que par leur multiplication délirante elles en viennent à bloquer définitivement tout accès à l’étage, et empêcher par là même que l’on puisse m’en déloger. 

Pourtant dans le même temps je ne peux m’empêcher de fouiller dans mon bureau à la recherche d’une lame quelconque avec laquelle je pourrais, à l’abri des regards, travailler à ma libération — et par là-même à celle de toute l’agence. Mais mes bras s’empêtrent dans le chaos de tentacules qui les étouffe, échouent à s’en dégager, et malgré mes efforts (comme j’aimerais que ces efforts, quand bien même ils sont vains, soient constatés par tous !) je reste sans pouvoir face à la catastrophe. La situation ne peut plus durer, c’est une évidence, et les responsables de l’agence vont bientôt accourir pour me signifier mon renvoi. Mais que puis-je faire ? Et eux, que feraient-ils à ma place ?  

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