R114-1) De prime abord, je ne comprends pas qu’il s’agit d’un tube
            (D’après : « Quand ils me racontent leur histoire, ça s’est toujours joué à un fil ». Course, horizon, paroi, tube, fil

LE TUBE

De prime abord, je ne comprends pas qu’il s’agit d’un tube. Sa paroi est invisible, je n’ai d’ailleurs pas même l’idée d’imaginer son existence. Je cours, et c’est ma course qui d’une certaine façon ouvre le monde et le déploie devant moi. Mais peu à peu, alors même que mes yeux continuent de plonger vers d’inaccessibles horizons, naît en moi la conscience d’une finitude, le sentiment que ce monde quelque part s’arrête. Dès lors les indices se multiplient, et germe sournoisement dans mon esprit l’idée d’un rétrécissement, d’une force invisible travaillant à une sorte de repli général, à un resserrement, une contraction du monde. Mais je cours toujours, peut-être même avec plus de vigueur et d’engagement, bien que je perçoive effectivement au loin les signes tangibles d’un écrasement des choses contre une invisible paroi. 

Pas un instant je n’imagine que ma course puisse porter la responsabilité de ce phénomène. Bien au contraire, je suis convaincu d’à ma manière lutter contre, quand bien même les moyens dont je dispose sont dérisoires. Mais à mesure que j’avance, le tube se rétrécit (je ne doute plus à présent qu’il s’agisse d’un tube, conique et comprimant vers son centre — c’est-à-dire vers moi — aussi bien le sol que je foule que le ciel qui me domine ou les profondeurs de la terre), et vient un moment où il est à se point resserré, et l’espace en lui comprimé, que ma tête, après s’être courbée autant qu’elle le pouvait, ne peut faire autrement que de s’en extraire, en même temps d’ailleurs que mes pieds — suivis peu de temps après par mes épaules et mes jambes. 

Je cours toujours, et avec la même force, mais désormais le tube me traverse le ventre. Je continue de voir le monde, mais de haut, à travers une paroi vitrée dont la circonférence ne cesse de se rétrécir sous mes yeux — au point qu’il me devient difficile de distinguer les détails de ce monde miniature qui me transperce comme une lance. 

La lance est du reste si fine qu’elle perd peu à peu de sa raideur, vole au vent (qui pourtant devrait être lui aussi enfermé dans le tube, mais cette incohérence ne me perturbe pas, je l’accepte sans plus de trouble que le reste), et finalement échappe complètement à ma vue. Et me voilà non plus en train de courir à travers le monde, mais après ce fil que je sais d’une fragilité extrême, et dont j’ai conscience que la rupture signifierait, de façon évidente et définitive, ma propre fin. D’abord courbé, puis rampant, je fouille le vide, mais ce vide est complexe, captieux, plein de chausse-trappes qui n’attendent que de m’avaler. 

Je ne suis pas loin d’être gagné par le désespoir quand tout à coup je réalise que c’est à nouveau à l’intérieur du tube que je me trouve. Je ne peux encore qu’y ramper (et encore avec peine, n’avançant que grâce à des mouvements infimes et répétés du bassin), mais du moins c’est en lui que je progresse, et ce miracle ranime mon entrain. Déjà le tube commence à s’évaser. Et très vite je peux me relever et à nouveau me tenir droit. Je retrouve l’élan et l’efficace de ma course première, jouis de voir la ligne d’horizon à nouveau s’enfuir devant moi. Et le rire qui jaillit de ma gorge accompagne la fuite de cet horizon neuf, peut-être même ouvre les espaces vers lesquelles il plonge. Plus rien ne semble pouvoir stopper mon avancée. L’univers est à nouveau sans limite. Mon rire fou le confirme.