R113-2) Sans doute suis-je assis à ce bureau depuis longtemps déjà
            (D’après : « On est derrière les bureaux ». Bureau, désert, arpenteurs, chiffres, sommeil)

FACE AU DÉSERT

Sans doute suis-je assis à ce bureau depuis longtemps déjà. J’en connais toute la géographie intime, toutes les éraflures, les irrégularités du bois, les marques anciennes ; mes documents y occupent une place comme depuis toujours fixée ; mes mains y sont chez elles. À vrai dire, mis à part quelques feuilles qu’une pierre empêche de s’envoler, mes affaires se résument à un livre épais, dans lequel j’inscris les données que l’on veut bien m’apporter depuis les terres lointaines où tout le jour mes yeux se perdent. Ma table de travail est en effet posée en pleine nature, à même le sol, face à un immense désert. Rien ne l’abrite, rien ne la signale, et s’il en est d’autres semblables plus loin, plantées comme la mienne face à l’immensité infertile et hostile, mes contacts avec ceux qui y travaillent sont rares, et se limitent à quelques signaux sans grande signification et n’ayant pour seule fonction que de confirmer à l’autre que rien de nouveau ne se produit, que le poste est toujours occupé, qu’en somme le désert est toujours là devant nous, et nous toujours là en faction à sa lisière. 

Malgré le peu d’intérêt apparent de ma fonction (qui consiste à inscrire dans un registre des données chiffrées qui souvent me sont incompréhensibles, et qui de plus ne me parviennent qu’au compte- gouttes), je l’exerce avec sérieux et application, passant mon temps à guetter l’horizon, et à me préparer à accueillir au mieux les arpenteurs qui surgiront des sables, malheureusement toujours impatients de retourner à leurs mesures et considérant cette obligation de venir m’apporter leurs relevés comme une regrettable perte de temps. 

Encore cette hâte est-elle perceptible chez ceux qui ont la correction de se montrer à moi sans rien me dissimuler de leur course. Car le plus souvent les informations m’arrivent comme par magie, sans que je puisse apercevoir ne serait-ce que l’ombre de leur porteur. Que je m’assoupisse un instant, ou que je me retourne quelques secondes seulement vers l’arrière (où il n’y a pourtant rien d’extraordinaire à contempler), et c’est le moment que les arpenteurs choisissent pour laisser sur mon bureau, avant de disparaître aussi vite qu’ils sont venus, une feuille remplie de chiffres qu’il me faudra des heures ensuite à recopier sur le grand livre. 

Malgré tous mes efforts, les pièges lentement échafaudés, les ruses patiemment mises au point, je n’ai pu réussir à surprendre un seul de ces messagers éclairs.
Seuls s’offrent à mon attention les arpenteurs les moins performants, ceux dont je sais bien, à la façon nerveuse et inélégante qu’ils ont de s’extraire des sables, qu’ils ne m’apporteront qu’un document peu digne d’intérêt, aux données méritant à peine qu’on les enregistre. Mais désormais j’accepte cet état de fait, et plutôt que de m’user les yeux à scruter l’horizon, je m’abandonne plusieurs fois dans la journée à un bienfaisant sommeil, sans honte aucune, d’une façon presque ostentatoire même, afin de montrer à tous ces arpenteurs trop pressés que j’ai saisi leur petit jeu, et qu’à présent nous luttons sinon à armes égales du moins selon les mêmes règles. 

Et cette attitude porte si bien ses fruits (les feuilles en effet s’entassent sous la pierre) que je ne désespère pas de bientôt parvenir à la dernière page de mon livre, et donc, j’ose le croire, au jour tant attendu de la relève.