R103-7) Ça n’est que lorsque j’ai atteint une immobilité complète
(D’après : « Voyager immobile ». Immobilité, foule, corps, membres)
CORPS HABITÉ
Ce n’est que lorsque j’ai atteint une immobilité complète que le phénomène se déclenche, et qu’apparaissent en moi, par grappes, des foules entières qui colonisent une à une toutes les parcelles de mon corps, pour ne s’évanouir que lorsqu’à nouveau mes muscles s’excitent.
Tant que je conserve ma posture et m’en tiens aux seuls mouvements, les plus légers possibles, induits par ma respiration, je peux observer ces grappes humaines et entrer avec elles dans l’attente (car toutes ne s’installent en moi que pour attendre, et c’est cette attente éclatée en mille attentes spécifiques que je vais visiter, en laquelle avec plaisir je me perds).
Ici, dans le bas de mon mollet, un groupe de paysans emmitouflés dans leurs pelisses s’entasse dans la salle d’attente d’une gare de province ; là, sous mon omoplate, trois vieillards patientent sur un banc de bois, à l’entrée d’un dispensaire aux murs lépreux ; ailleurs, dans la paume de ma main ou quelque part dans le bas de mon ventre, on attend dans le froid l’ouverture des portes d’un théâtre.
Ainsi déambulé-je en moi, de l’extrémité de mes doigts (où un adolescent solitaire attend nerveusement, sous un abri ouvert à tous les vents, un car hypothétique) à mes chairs les plus enfouies. Mais que mes muscles tout à coup se réveillent et s’agitent, que je quitte cette immobilité visionnaire, et aussitôt toute cette foule s’évapore, me laissant seul face à la fébrile et aveugle agitation du monde qu’on dit réel.