Raphaël Saint-Remy a écrit des textes comme prolongements, extensions des entretiens qu’il a mené avec des personnes rencontrées sur le terrain.
LES VIVANTS ET LES MORTS
En pénétrant dans le bâtiment, je suis loin d’en soupçonner les dimensions réelles, de même que la foule innombrable qui s’y presse. Mais à peine entré il me faut jouer des coudes pour me frayer un passage parmi de véritables grappes humaines qui par vagues viennent s’opposer à ma progression, certaines fébrilement affairées et me repoussant sans ménagement, d’autres au contraire quasi prostrées, mais qui par leur immobilité même et l’espace qu’elles occupent ne me ralentissent pas moins.
Cette progression est d’autant plus éprouvante pour moi que le motif de ma venue me demeure inconnu, et que c’est autant après lui que je cours qu’après la réponse que l’on pourrait éventuellement lui apporter. Sans but précis autre que celui d’avancer, je passe d’un couloir à l’autre, d’une pièce à l’autre, me heurtant sans cesse à la même adversité — d’autant plus difficile à contrer que l’attention que me portent ces êtres est quasi nulle, comme si j’étais à leurs yeux absolument sans épaisseur, transparent.
Je finis pourtant par croiser, dans un des nombreux escaliers, un homme seul, qui montre un visage un peu moins fermé que les autres. À ma demande de savoir où se trouve le bureau d’enregistrement des nouveaux arrivants (car dans mon esprit, il est clair que je dois avant toute chose signaler ma présence aux autorités du lieu), il m’interroge : « Morts ou vivants ? ». Devant ma surprise et mon incompréhension, il m’explique (bien que perpétuellement interrompu par ceux qui ne cessent de se presser dans l’escalier) qu’ici vivants et morts sont mélangés, de même que tous les services les concernant, et qu’il me faut bien savoir à laquelle des deux catégories j’appartiens avant de me lancer dans la recherche d’un quelconque bureau. Emporté par une nouvelle vague, il ne peut malheureusement pousser plus loin son explication, et je reprends ma recherche à travers les étages.
Je le revois plus tard au détour d’un couloir. Rieur, il me demande : « Vous êtes-vous décidé ? ». Mais je ne peux lui répondre (sans doute l’a-t-il d’ailleurs deviné) : non seulement je ne suis pas certain de savoir auquel des deux groupes (celui des vivants ou celui des morts) j’appartiens, mais il m’apparaît de toute façon impossible, vu ma fébrilité, de décider quoi que ce soit.
Et la foule à nouveau m’entraîne.