Raphaël Saint-Remy a écrit des textes comme prolongements, extensions des entretiens qu’il a mené avec des personnes rencontrées sur le terrain. Voici le premier de ces « contrechamps », à lire et à écouter.
LES TENTACULES
Alors que la place que j’occupe est située certainement dans le coin le plus sombre et le plus reculé d’un des derniers étages de l’agence (sans doute s’agit-il d’un ancien cagibi, mais étant l’une des plus récentes recrues, je ne peux prétendre à une meilleure situation), une partie de moi (partie que j’exècre, mais sur laquelle je n’ai malheureusement aucun pouvoir) s’emploie régulièrement à quitter ce réduit pour en explorer les parages. Il s’agit de sortes d’excroissances qui sans que j’y puisse rien fleurissent tout à coup sur mon corps, s’étirent comme autant de tentacules, et sans aucune gêne vont s’égayer autour de mon bureau, fureter partout, se glisser là où jamais sans doute je n’oserais moi-même m’aventurer.
Ces pousses repoussantes (que mes collègues les plus proches font mine de ne pas voir, mais qui provoquent en eux je le sais un irrépressible dégoût) sont dues uniquement à mes pensées pernicieuses — plus exactement aux bouffées d’angoisse qui régulièrement m’envahissent, durant lesquelles, oubliant tout, je n’ai plus qu’un seul souhait : abandonner ma place, dévaler les escaliers et fuir l’agence, les collègues, la ville peut-être, pour n’y plus jamais revenir.
J’ai beau tenter de me raisonner, rien ne peut empêcher ces pensées noires, et surtout leur si affreuse et incontrôlable matérialisation. Une fois surgis, les tentacules s’en vont fouiner partout, se glissent le long des escaliers, ouvrent les portes, grimpent aux murs, s’enroulent autour des pieds de table, occupent progressivement une place que l’agence ne peut évidemment leur abandonner. Et si mes collègues et supérieurs ont jusqu’ici fait preuve de compréhension et de patience, je devine que le temps est proche où tous de concert viendront se plaindre et me prier de bien vouloir quitter les lieux. Mais c’est comme si la proximité de cette catastrophe (car cela en serait une pour moi, indéniablement) avait pour effet non de calmer le phénomène, mais au contraire de l’amplifier hors de toute mesure. Si bien que cédant à la prolifération de ces détestables extensions, je finis par abandonner l’ouvrage pour lequel on m’emploie, et me mets à rêver que par leur multiplication délirante elles en viennent à bloquer définitivement tout accès à l’étage, et empêcher par là même que l’on puisse m’en déloger.
Pourtant dans le même temps je ne peux m’empêcher de fouiller dans mon bureau à la recherche d’une lame quelconque avec laquelle je pourrais, à l’abri des regards, travailler à ma libération — et par là-même à celle de toute l’agence. Mais mes bras s’empêtrent dans le chaos de tentacules qui les étouffe, échouent à s’en dégager, et malgré mes efforts (comme j’aimerais que ces efforts, quand bien même ils sont vains, soient constatés par tous !) je reste sans pouvoir face à la catastrophe. La situation ne peut plus durer, c’est une évidence, et les responsables de l’agence vont bientôt accourir pour me signifier mon renvoi. Mais que puis-je faire ? Et eux, que feraient-ils à ma place ?