La ville est un sujet de prédilection pour la littérature, qui en fait souvent son objet central et non un simple décor. La maquette urbaine interactive s’enrichit de productions littéraires.


 

Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (72)

R110-3) D’un côté de mon champ auditif
            (D’après : « Froissements et coups ». Bruissements, coups, vide)

CHAMP AUDITIF

D’un côté de mon champ auditif, un permanent bruissement — froissis de papiers, frou-frous de tissus, fins feuillages friselisants, voix susurrantes se gargarisant de simili-syllabes, de crachotements furtifs et suraigus ; de l’autre, des frappes répétées, graves et sourdes, comme d’une masse sur un tronc creux, ou d’un pilon gigantesque sur le socle même du monde. Et entre les deux, rien, le silence absolu, le vide, l’absence de possibilité même d’un événement sonore quel qu’il soit. 

C’est pourtant dans ce territoire-là, dans ce silence fade pris entre deux murs contraires que se déroule mon existence ; là que je ne cesse de courir de l’un à l’autre de ces deux continuums sonores qui m’emprisonnent et me musèlent. Une tenaille aux branches antithétiques me retient dans sa gueule, et mon seul loisir réside dans la contemplation de ses dents. Mais à force d’examen, mon oreille s’est affinée, et je perçois désormais les moindres variations tant des froissements suraigus que des coups sourds qui bornent mon domaine, en saisis les plus infimes nuances de timbre, les plus subtils jeux de dynamiques, et cet aguet permanent parvient à alléger quelque peu, malgré tout, l’errance monotone et insipide à laquelle je suis condamné. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (71)

R110-2) La langue que je parle
            (D’après : « Je suis angolaise, congolaise, portugaise, et française ». Langage, terre, variations)

LA LANGUE

La langue que je parle est fonction de la terre que je foule. Mais cette terre est changeante, et comme c’est bien plus souvent sur une houle capricieuse que je pose le pied que sur un sol bien ferme, mon parler sans cesse varie au même rythme, passant du guttural au suave, de l’étouffé et rauque au délicatement brumeux, d’un vocable hérissé d’anguleuses consonnes à un chuintant babil, si léger qu’il en paraît presque informe, sinon absurde. 

Pourtant il ne fait aucun doute que ce langage hétéroclite, pour ne pas dire charivarique, est bien le mien, et qu’il confirme, à mesure que j’en révèle les pans si disparates, ma place dans ce monde. Loin de déplorer l’instabilité du sol qui me porte, j’en accueille donc avec joie les plus infimes variations, sachant que celles-ci nourriront la bigarrure de mon langage — dont je sens bien qu’il n’atteindra sa plénitude que lorsque plus rien en lui ne sera figé, et que chacune de ses plus fugitives consonnes, de ses plus aériennes voyelles, sera le reflet d’un chemin que j’aurai parcouru, d’un carré d’herbe que j’aurai traversé, d’un caillou que par jeu, et comme sans y penser, j’aurai envoyé balader au loin ; quand, d’une certaine façon toute cette terre mouvante aura pour nid ma bouche, que chaque laryngale perpétuera un ancien éboulis, et que chaque lénition redonnera vie à une passe brumeuse, à peine réelle et depuis longtemps évanouie, par laquelle je serai passé comme dans un rêve. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (70)

R110-1) Rien à faire, le présent se refuse à moi
            (D’après : « Je ne vois pas l’avenir, que le présent ». Présent, galeries, terrier)

LE PRÉSENT

Rien à faire, le présent se refuse à moi. J’ai beau lui tendre piège sur piège, rester aux aguets durant des heures, c’est toujours face à autre chose que je me trouve — non pas un temps bien défini, passé bien vernissé ou futur vierge de toute empreinte, mais un magma de formes instables, entrelacs de 

galeries taupesques, buisson de pousses temporelles s’interpénétrant, s’enserrant, s’étranglant les unes les autres, et au sein duquel même la plus infime tentative d’un fugace présent serait vouée, avant même d’éclore, à une immédiate asphyxie.
Mes journées se passent donc à tenter d’y voir clair dans cet embrouillamini, à essayer d’y dénicher un modeste passage par lequel il me serait loisir de partir à l’exploration de ce présent qui sans cesse me fuit. Mais à force de m’abimer les yeux à percer ce fatras de lignes antipodiques, je suis pris de vertiges, en perds et nord et sud, ne fais plus le départ entre le déjà caduc et le peut-être bientôt vivace, et m’abîme dans des questionnements oiseux sur la nature de telle ou telle branche, les territoires vers lesquels elle paraît tendre, et ce qu’elle révèle de terres qui me sont de toute façon, je le sais, inaccessibles. 

Et je finis par penser que ce présent que je cherche si avidement n’est que la zone compacte où toutes ces branches, s’entremêlant de façon si serrée, rendent quelque exploration que ce soit absolument inenvisageable, et pour tout dire impensable. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (69)

R109-1) Il n’y a qu’à la nage
            (D’après : « Ça prend les idées des îles et des pays avoisinant ». Îles, pensées, nage, végétation, demi-tour)

L’ÎLE

Il n’y a qu’à la nage que l’on peut atteindre l’île. Non en raison de fonds trompeurs ou de récifs rendant dangereuses ou impossibles les manœuvres des navires, mais parce qu’un interdit ancien n’en permet l’approche qu’aux seuls nageurs, qui plus est solitaires.
Je ne sais combien de temps il m’a fallu pour parvenir au rivage où je reprends à présent péniblement haleine. Il me semble que des courants favorables ont facilité ma progression, mais peut-être ce sentiment est-il dû uniquement à ma joie d’être enfin là, sain et sauf, et prêt à pénétrer la dense végétation de mes pensées anciennes. 

Car c’est de mes pensées que cette île est couverte ; mes pensées qui, à peine nées, et dans quelque lieu où je me trouve, immanquablement s’envolent vers elle, sont aspirées, aimantées par elle, et une fois parvenues là s’y fixent, grandissent et prolifèrent — loin de moi, loin de ma vue, de mon entendement, du loisir pourtant habituellement offert aux hommes de les voir s’épanouir et côtoyer leurs sœurs. 

C’est pourquoi j’ai mis tant d’ardeur à rejoindre ce lieu — ardeur purement instinctive sans doute, car mon cerveau je le sais serait bien incapable, surtout à proximité immédiate de l’île, de soutenir sur la durée une pensée réfléchie impliquant un tel engagement.
C’est donc dans un état de grande excitation, mais d’excitation presque enfantine, pour ne pas dire animale, que j’aborde cette plongée dans une forêt qui m’est à la fois familière et étrangère, et dans laquelle je sais qu’en me perdant je me retrouverai. 

Mais j’attends encore un peu, repousse le moment de cette jouissance promise, curieux de constater qu’en moi grandit soudain une pensée nouvelle, qui étrangement (ou en tout cas de façon tout à fait inaccoutumée) semble s’accommoder de la terre où elle prend pied, goûter même les espaces vierges qui s’offrent à sa pousse. Et tant pis si cette pensée (je le comprends à présent, mais il est trop tard pour la rejeter) m’enjoint à faire demi-tour et à m’en retourner vers les terres d’où je viens — terres que, selon cette pensée à présent ferme sur ses bases (et à l’emprise de laquelle je ne saurais me dérober), je n’aurais jamais dû quitter. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (68)

R108-2) Chaque rue, chaque avenue
            (D’après : « Ils ont confiance en ce lieu-là ». Rues, humeurs, avancée, corps

HUMEURS

Chaque rue, chaque avenue, chaque ruelle, passage ou place possédant son humeur propre (humeur qui plus est souvent évolutive, ou en tout cas jamais totalement stable), se déplacer dans cette ville éveille en moi, au fur et à mesure de mon avancée, des sentiments non seulement changeants mais bien souvent contraires, et comme exacerbés par l’environnement incertain dans lequel il leur faut évoluer. 

Une rue d’humeur parfaitement paisible, et paraissant faire abstraction du chaos qui l’entoure, peut déboucher sur une autre, de même dimension mais pour sa part toute de colère rentrée, parcourue de l’une à l’autre de ses extrémités d’une hargnosité trouble et n’ayant d’autre but que sa seule perpétuation. 

Mais parvient-on au bout de ce tunnel d’aigre agressivité, ou s’en échappe-t-on par un passage transversal, c’est pour soudain plonger dans une joie sans borne, une terreur inexplicable ou une languition que rien ne semble en mesure d’émouvoir. 

Ces humeurs diverses s’expriment avec une telle force que mes sentiments propres, alors que je m’enfonce toujours plus profondément dans la ville, ne peuvent lutter contre, et se trouvent immédiatement soufflés par elles telle une feuille au vent. Et pourtant j’avance, je lutte, m’exalte ou me laisse emporter, la soif d’aller de l’avant perdurant sans faiblir en moi. Au point que cette ville qui il y a peu m’était totalement étrangère finit par prendre la forme d’un corps de plus en plus familier, dont les particularités géographiques si spécifiques n’entament en rien l’unité — bien au contraire. Et cette unité, fruit d’une si grande disparité de composants, me semble finalement à ce point exemplaire et parfaite qu’elle m’apparaît comme une sorte de modèle inatteignable, de corps idéal en regard duquel le mien n’est qu’un brouillon informe et illisible.
Mais peu à peu, une sorte de translation s’opère, et c’est dans mon propre corps que je finis par avancer, prêt à toutes les surprises, tous les bouleversements, avide de quiétude, d’euphorie, d’irritations et d’affolements bien supérieurs à ceux qui jusqu’à présent m’ont traversé, et qui, je n’en doute pas, forment désormais mon moi véritable, celui que jamais je n’aurai fini d’explorer. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (67)

R108-1) J’imagine que c’est le trajet aller
            (D’après : « Aller-retours sans but ». Temps, course, allers-retours, confusion

ALLERS-RETOURS

J’imagine que c’est le trajet aller qui a donné l’impulsion première. À moins que celle-ci ne soit venue de la première volte-face : que ce soit ce subit demi-tour, survenu quand rien ne le laissait supposer, qui ait enclenché le processus — processus qui à présent me retient dans sa pernicieuse mécanique. Toujours est-il que bien souvent je ne sais plus si c’est dans l’aller ou dans le retour que je suis engagé. Les deux ont acquis le même poids, produisent les mêmes effets. Que je sois entraîné dans l’un ou dans l’autre, c’est toujours vers un nouveau demi-tour que je me dirige, et par conséquent vers une même course simplement effectuée à rebours. 

Bien sûr, j’ai perdu toute certitude quant à la primauté dans le temps de l’un ou l’autre de ces deux parcours, à savoir l’aller (du moins celui que parfois — bien que de moins en moins souvent — il m’arrive de nommer intérieurement ainsi) et celui qu’avec une régularité à peu près équivalente, mais elle aussi s’effritant avec le temps (en raison de je ne sais quels infimes détails), je perçois comme le trajet retour. Le rapport antinomique entre les deux, pourtant si nettement marqué au début, s’efface, au point que bien peu de choses désormais les distinguent ; peut-être seulement la nature de la volte-face qui chaque fois marque leur limite. Encore que ces subits demi-tours se ressemblent eux aussi de plus en plus, ce qui m’amène à me demander si ce n’est pas précisément cette communauté d’apparence qui influe sur la troublante similitude des deux trajets que pour un temps je nomme encore l’aller et le retour, bien que déjà tout en moi ne cesse de dénoncer l’absurdité d’une telle distinction, et s’inquiète d’une autre confusion, bien plus profonde, qui de toute évidence me guette. Car viendra un temps j’en suis sûr (et déjà j’en perçois les signes annonciateurs), où trajets et volte-faces se confondront, et m’empêcheront de savoir avec certitude si c’est dans une avancée que je suis engagé ou dans sa réfutation. 

C’est pourquoi je profite du temps où la distinction peut encore se faire (même si difficilement), pour mettre dans ces courses toute mon énergie, conscient que c’est peut-être précisément en elles, et en elles seules, que se replie le monde réel, chassé de son ancien domaine par d’obscures forces pour qui les lois de l’espace et du temps ne comptent tout simplement pour rien. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (66)

R106-1) Découper les employés de bureau en petits cubes
            (D’après : « Restaurant ».Restaurant, employés, vieillards, nouveau-nés, nourriture, feu)

RECETTE 

Découper les employés de bureau en petits cubes. Les mettre dans le sac avec la farine. Secouer. C’est pour vous que je fais ça mes enfants, pour votre avenir. Les vieux qui viennent toujours le même jour, les découper en lanières. Pour que votre vie soit meilleure que la mienne, que vous n’ayez pas à vous battre comme moi. Les jeunes, qui boivent bière sur bière et parlent fort, les passer au hachoir. Pour vous, pour vous. Les enfants en bas âge, les nouveau-nés dans leur poussette, les peler, et les réserver. Préparer ail, poivron, ananas, gingembre, ciboulette. Moi je n’ai plus rien a espérer. Dans le wok, chauffer l’huile, sortir les employés de bureau du sac et les faire dorer à feu vif. Baisser le feu et ajouter ail, poivron, gingembre. Réserver. Vous ferez des études, vous aurez une bonne place, un bon travail. À nouveau huile dans le wok. Feu vif. Verser les jeunes buveurs hachés avec ciboulette, vinaigre, concentré de tomate, sauce soja, fécule de pomme de terre délayé dans le jus d’ananas. Laisser mijoter tout en mélangeant. Ajouter ananas en morceaux et nouveau-nés. Moi je ne sais rien faire d’autre. Je ne suis bonne qu’à ça. Dans un plat verser miel, huile d’olive, graines de sésame. Déposer les lamelles de vieux dans la marinade. Mélanger. Laisser reposer. C’est pour vous mes enfants que je fais tout ça. Faire chauffer un filet d’huile, égoutter les lamelles tout en réservant la marinade. Les saisir quelques minutes. Ajouter la marinade. Laisser réduire jusqu’à ce qu’ils soient dorés, laqués. Réserver au chaud. Seulement pour vous. Préparer les assiettes. Avant de servir, saupoudrer les employés de bureau de sésame, et les jeunes buveurs de coriandre. Pour que vous ne passiez pas votre vie ici, que vous partiez loin, loin. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (65)

R105-3) Fuite dans une ville labyrinthique
            (D’après : « Les gens t’agressent avec leur regard ». Fuite, yeux, rues, place, lune)

LES YEUX

Fuite dans une ville labyrinthique. Ruelles étroites et sombres. Partout les gens à mon passage s’arrachent les yeux pour les lancer vers moi à toute volée.
C’est pour échapper à cette grêle que je cours, mais je sais que la ville n’a pas de fin, et je prends soin de ne pas fuir trop vite, car je sais que ma peur ne peut qu’attiser l’excitation de ceux qui me harcèlent. 

Les yeux en s’écrasant sur ma robe, sur le foulard qui cache mes cheveux, produisent un son répugnant, comme des bulles éclatant à la surface d’une fosse d’aisance.
J’avance, évite les porches sombres où les hommes se cachent, les ruelles éclairées par la lune. Les yeux, lancés à la hâte, rebondissent sur les murs décrépis des immeubles, et en s’écrasant sur moi dégoulinent sur mes vêtements. Liquide hideux qui forme progressivement un vernis épais, une carapace luisante, ignoble. 

Je cesse peu à peu de courir. À quoi bon ? La tête haute j’avance lentement. Dans la nuit les yeux me cherchent, s’excitent mutuellement, sifflent à mes oreilles, inventent des trajectoires complexes. Je m’offre à eux, ou plutôt je leur abandonne cette carapace qui en même temps qu’elle m’emprisonne me rend toujours plus intouchable. 

J’atteins une placette, m’immobilise en son milieu. Des fenêtres s’ouvrent, et la grêle redouble. Je ferme les yeux, me laisse submerger, m’offre à la lapidation, sous la pâle clarté de la lune, n’attendant plus que d’être totalement ensevelie pour enfin goûter à la liberté. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (64)

R105-2) Sans cesse les mains de mon père
            (D’après : « À trente ans ou quarante ans encore chez ses parents ». Père, mère, bras, mains, fardeau)

LES GÉNITEURS

Sans cesse les mains de mon père me passent devant les yeux, balaient fébrilement l’espace, m’empêchent de rien voir. Et quand leur danse chaotique enfin se calme, les voilà qui s’accrochent à mon cou, à mes cheveux, à mes joues, et leur tirent dessus comme si elles voulaient les arracher.
Les membres de ma mère (je porte père et mère sur mon dos, ils y ont trouvé place il y longtemps et n’en bougeraient pour rien au monde), bien que de façon moins brutale, me laissent aussi peu en paix : ses doigts osseux m’écrasent les paupières, agrippent mon nez sans ménagement, ses maigres bras me cisaillent les clavicules, ses jambes m’enserrent si fort les reins que je peux à peine respirer. Mais je ne dis rien, ne me plains pas, endure mon supplice, m’applique à porter mes bien-aimés géniteurs avec abnégation. Je sais qu’ils n’ont nulle part où aller, que s’ils posaient seulement le pied à terre ils s’effondreraient immédiatement, telles des statues de sable. 

Bien sûr cela ne facilite pas mes mouvements, et influe même, je dois le reconnaître, sur toute mon existence. Bien des activités me sont interdites, ou rendues si difficiles que j’ai perdu le désir de m’y engager. Mes relations amicales sont des plus ténues. J’ai bien essayé de prendre femme, mais à peine me suis-je approché de celle que je convoitais que les deux paires de bras de mes géniteurs se sont agrippés aux deux paires qui tout à coup leur faisaient face (la jeune femme, de son côté, était en effet affligée d’un fardeau identique au mien) pour ne plus les lâcher. Les quatre paires de bras ont alors inventé mille prises, se sont découverts comme une nouvelle jeunesse, et il ne m’a plus été possible d’échanger avec ma belle que de subreptices regards, à ce point fugaces et contraints qu’ils en étaient presque indéchiffrables. J’ai préféré renoncer, quand bien même, tous ces bras étant si bien imbriquées, je désespère de pouvoir un jour me dégager de cet invraisemblable enchevêtrement. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (63)

R105-1) À genoux, les mains plongées dans la terre
            (D’après : « La femme travaille aux champs toute la journée ». Terre, profondeurs, pièce de monnaie)

LA PIÈCE

À genoux, les mains plongées dans la terre, elle enchaîne les lignes, d’un bord à l’autre du champ. Il faisait nuit encore lorsqu’elle a commencé, mais la parcelle est immense, et quand elle en aura fini, le soleil aura achevé sa course et disparu depuis longtemps derrière l’horizon.
Mais elle ne s’occupe pas du soleil. Ses yeux ne quittent pas la terre, que ses mains fouillent fébrilement. Mille fois elle les enfonce au plus profond, et les ressort un peu plus loin, doigts écartés. Elle guette un indice. C’est son mari qu’elle cherche, son mari et son fils. Ils sont là forcément dans la terre, il ne peuvent être que là. Elle espère remonter à la surface quelque chose d’eux, un peu de leur chevelure, un bouton de leur veste, un fragment de lacet. 

Jusqu’au soir, jusqu’à la nuit elle poursuit son méticuleux ratissage. Et lorsqu’elle en vient à bout, que le champ a été retourné d’un bout à l’autre, et qu’elle se relève péniblement, c’est pour découvrir juste à la lisière du champ une petite pièce de monnaie — une monnaie qu’elle ne connaît pas, ancienne peut-être, ou d’un pays lointain, sur laquelle est inscrit une sorte de V majuscule aux branches inégales, et dont la branche de droite (la plus haute) couvre le chiffre 1, lui-même précédé d’une courte barre horizontale. La pièce brille faiblement sous la lune, et la femme l’observe longuement. Ce sont eux qui l’ont laissée certainement ! Oui, ce sont eux ! Ils ont dû partir, et ont pris soin de me laisser un signe ! 

Et elle rentre chez elle dans la nuit, tournant et retournant la pièce dans sa main noire de terre, tout en se demandant : pourquoi n’y a-t-il d’inscription que sur une face ? Pourquoi ? 

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