R75-3) Un théâtre, dans une ville endormie
            (D’après : « Public fragile ». 
Théâtre, statues, débris)

LE THÉÂTRE

Un théâtre, dans une ville endormie, déserte, en guerre peut-être (on entend parfois des bruits au loin, des craquements inquiétants, des murs qui s’effondrent), ou simplement en ruine. Sur la scène les acteurs ne font que chuchoter (encore ces chuchotis ne représentent-ils que le sommet sonore de leur jeu, bien souvent contenu dans des territoires plus discrets et pour tout dire à peine audibles), mais l’effet sur le public n’en est pas moins tangible et immédiat. 

Il faut dire que ce public n’est pas composé d’humains mais de statues de plâtre, qui occupent tous les fauteuils de la salle, et bien sûr demeurent toujours figées dans une immobilité minérale. Pourtant ces statues réagissent aux émotions exprimées par les acteurs : régulièrement en effet, en écho à un chuchotement particulier, ou à un silence chargé de sens, elles se séparent de telle ou telle partie de leur corps, la laissent choir tels des membres morts, comme pour en faire offrande au talent des acteurs. 

Ainsi la représentation se déroule-t-elle dans une permanente chute de membres, qu’il me faut, puisque c’est là le travail pour lequel le théâtre me rémunère, aller continuellement ramasser, et ce dans le plus grand silence car le moindre bruit de ma part déclencherait chez les acteurs un mouvement d’agacement qui par la suite, je le sais, entraînerait non seulement une sévère remontrance mais également une retenue sur mon salaire déjà peu conséquent. 

Je ne cesse durant toute la pièce d’opérer des va-et-vient entre la salle et le foyer du théâtre, où il me revient d’entreposer tous ces membres orphelins, ces débris de corps dont la chair est de plâtre et les nerfs de filasse. Et lorsqu’enfin la représentation s’achève (ne demeurent alors que quelques bustes ou bribes de membres disséminés ici ou là parmi les fauteuils vides) lui succède très vite un autre spectacle : celui des acteurs qui, se précipitant dans le foyer pour examiner de près l’effet de leur art, tournent autour du tas de membres, examinent les débris, tentent d’y retrouver l’écho de leur prestation. Leur bouche affiche alors un sourire en lequel il paraît impossible de faire le départ entre fierté, commisération et mépris. 

Et lorsqu’à leur retour dans les coulisses ils passent devant moi (qui me tiens, comme ma fonction m’y oblige, dans le coin le moins éclairé, mais prêt à accourir au moindre signe) ils m’ignorent absolument, comme si rien ne pouvait me distinguer du mur dont à tout instant d’ailleurs je redoute, vu les bruits inquiétants au loin, l’effondrement.