Raphaël Saint-Remy a écrit des textes comme prolongements, extensions des entretiens qu’il a mené avec des personnes rencontrées sur le terrain.
R74-3) En moi s’agitent bien quelques pensées
COGITATION
En moi s’agitent bien quelques pensées, mais elles semblent perdues dans un vide trop vaste pour elles, et ont beau s’évertuer à chercher des parois contre lesquelles rebondir, ou peut-être se fixer, elles ne font toujours qu’errer mollement, indécises et idiotes.
Ce dépeuplement au sein même de ma cogitation, cette errance des quelques corps égarés en elle pourraient m’être un supplice, un motif insurmontable de découragement. Mais je sais — et je vis cela comme un enchantement — qu’autour de moi volettent mille pensées qu’aucune paroi ne garde prisonnières, et qui par je ne sais quel miracle m’appartiennent, me constituent, sont (à l’inverse des quelques-unes qui sous mon crâne se débattent dans leur solitude) mon véritable corps, impalpable, puissant, sauvage, inaltérable.
C’est dans cette nuée vivace, toujours inventant de nouvelles formes et de nouveaux espaces que je me reconnais et peux à loisir, loin des inquiétudes qui de l’intérieur voudraient me ronger, approfondir la connaissance que j’ai de moi. C’est pourquoi régulièrement, dans un état proche de l’exaltation, j’ouvre les bras et tente de rejoindre dans leur vol ces alliées silencieuses et rieuses, qui sont, chacune séparément, mais aussi toutes ensemble, ce à quoi très exactement j’aspire à ressembler. Mais quelque chose toujours me retient au sol, m’empêche de m’évader. Et je ne peux qu’accuser les mesquines pierres noires qui sous mon crâne continuent de me peser, et avec une obtuse application font échouer chacune de ces tentatives d’envol.