R82-3) L’homme avance devant moi
(D’après : « Il a laissé une très belle image de lui ». Course, traîne, père, mélasse)
PÈRE ET FILS
L’homme avance devant moi. Ou plutôt, c’est moi qui cours derrière lui, mais plus je m’efforce de le rattraper plus la distance entre nous grandit. J’en éprouve d’autant plus de contrariété que cet homme (j’en prends conscience peu à peu, jusqu’à ce que cela s’impose à moi dans toute sa force) se trouve être mon père.
Ce n’est pas à sa silhouette que je le reconnais (à vrai dire je ne peux pas l’approcher de suffisamment près pour distinguer ses formes) mais à la sorte de traîne immense qu’il laisse derrière lui, faite d’une matière étrange qui tient autant, pour les reflets qu’elle présente, du verre étamé ou de l’eau dormante, que, pour ce qui est de sa consistance, de l’huile ou du sang frais.
C’est dans cette matière visqueuse, gluante, mucilagineuse que je patauge. Pas d’autre possibilité pour moi en effet, si je veux avoir une chance de rattraper mon père, que de plonger dans cette nappe grasse et poisseuse où mes jambes peinent toujours davantage à se mouvoir. D’autant qu’à mesure que je m’enfonce en elle et m’essouffle m’apparaissent ça et là différentes traînées plus ou moins colorées, dont je perçois immédiatement qu’il s’agit, matérialisés, des traits de caractère de celui après qui je cours.
Oui, c’est en mon père — non seulement dans son corps mais dans ses pensées les plus intimes — que je barbotte, j’en ai la conviction. Toute cette immense traîne, c’est sa personne tout entière, avec ses secrets, ses douleurs et ses joies, ses rêves que peu à peu il abandonne. À chacun de ses pas, il se défait un peu plus de lui-même, s’offrant ainsi dans le même temps à mon piétinement et à mon exploration.
Je constate d’ailleurs que sa silhouette s’amenuise progressivement. Je ne vois bientôt plus de lui, au loin, que le haut de son corps qui paraît flotter à la surface des eaux, peut-être même s’y enfoncer ; eaux dans lesquelles moi-même je me noie d’ailleurs lentement, avec la certitude de plus en plus nette que nous sommes voués tous les deux, mon père et moi, non seulement à disparaître, mais à le faire en même temps, comme avalés par la même gueule. Comme si, à mesure de ma progression, je me délestais moi aussi de mon propre corps, et l’abandonnais à mes successeurs — sans doute déjà eux-mêmes lancés à notre poursuite, et donc déjà eux aussi pris dans la même glutineuse mélasse.