R81-4) Les plus discrets dévoilent à peine leur plaie
            (D’après : « On a la chance d’être avec des personnes qui sont ouvertes ». 
Plaies, humeurs)

LES PLAIES

Les plus discrets dévoilent à peine leur plaie, comme s’il s’agissait pour eux d’une partie honteuse, d’une marque dont ils n’étaient en rien responsables et dont ils n’avaient de toute façon pas lieu de tirer une quelconque fierté. Ceux-là s’arrangent pour qu’elle demeure presque invisible. Mais la plupart affichent leur plaie sans honte, et avec même une certaine ostentation : elle exprime pour eux bien davantage que ne peuvent le faire les traits du visage ou le regard, révèle ce qu’aucune parole ne pourrait dire, et surtout ne triche pas, ne ment pas, ne feint pas. À tel point qu’ici visages et regards demeurent la plupart du temps inertes, et ne quittent cet état que pour, d’une certaine façon, renchérir sur ce que la plaie ouverte a déjà, et bien plus exactement, exprimé. 

C’est pourquoi les intelligences vives, les caractères affirmés montrent à tous des plaies littéralement béantes, dans lesquelles le regard de chacun peu s’abîmer, où chacun peu lire jusqu’aux plus fines nuances leurs réflexions, leurs humeurs, leurs aspirations, leurs rêves. Car chacun ici retire de l’examen des chairs les plus précieuses informations, et lit dans telle tension du tendon, tel aspect du muscle, telle qualité de la veine, telle brillance ou irrégularité de l’aponévrose (et bien évidemment dans les rapports que toutes ces parties du corps établissent entre elles) comme à livre ouvert. 

Quant aux êtres les plus remarquables, ceux dont les pensées dévoilent à tous des horizons nouveaux et prometteurs, ils présentent généralement une plaie si étendue qu’elle leur ouvre littéralement le corps en deux — ce corps ne devant plus alors son unicité qu’à une mince attache, dont la fragilité, en même temps qu’elle effraie, suscite l’admiration de tous. 

Il n’est pas rare cependant, dans les rues de cette ville parcourue en tous sens de corps éventrés, de voir des couples formés par des individus aux plaies presque contraires ; l’un, tout ouvert, exhibant jusqu’à ses plus profondes entrailles, quand l’autre ne dévoile qu’une minuscule blessure passant presque inaperçue. Certains voient d’ailleurs dans ces appariements la manifestation d’une suprême harmonie, chacun des deux extrêmes n’étant que la porte d’entrée vers les beautés et les secrets de la partie que quotidiennement il contrebalance.