R78-4) L’immeuble que j’habite, et depuis lequel, derrière mon œil-de-bœuf
            (D’après : « Vous voulez habiter dans un bâtiment ou une maison ? ». 
Immeubles, rotations, voisins)

LE JONGLEUR

L’immeuble que j’habite, et depuis lequel, derrière mon œil-de-bœuf, j’observe le monde, est pris dans un tourbillon si délirant, et se trouve à ce point secoué de sautes diverses et de brusques changements de trajectoires, qu’il m’interdit toute vision tant soit peu précise des choses, toute prospective raisonnable quant à mon devenir, et, plus grave sans doute, toute possibilité de jouir d’une existence stable et sereine. 

Bien sûr d’autres maisons et immeubles sont engagés, à l’image du mien, dans cet incessant ballet. Je vois régulièrement leurs habitants apparaître aux fenêtres ou aux balcons, et contempler d’un œil aussi las que le mien les longues hyperboles, brusques voltes ou envols verticaux auxquels toutes les demeures ici sont contraintes. Mais cela fait si longtemps à présent que nous tournons de concert dans le vide que nous ne prenons plus la peine d’échanger le moindre geste — qu’il soit de complicité amusée, de lassitude partagée, ou simplement de désespoir. Nous savons être séparés pour toujours les uns des autres, et avons cessé d’épuiser nos forces en de vains appels ou signaux rendus de toute façon incompréhensibles par la distance et les révolutions de nos logis respectifs (ces derniers en effet, ne se contentant pas des nerveuses ellipses qu’ils dessinent, tournent également sur eux-mêmes, de sorte que nos éventuels interlocuteurs ont tôt fait, à peine apparus, de disparaître dans la nuit). 

Je parviens néanmoins à distinguer dans ce chaos des sortes de périodes (à moins qu’il ne faille les appeler saisons), dont certaines finissent par avoir ma préférence. Il me semble du reste qu’il en va de même pour mes voisins (qui bien que ne se montrant à moi que de façon fugace finissent par m’être familiers, et dont je peux vérifier, d’une saison l’autre et grâce à quelques détails, le penchant pour tel ou tel type de mouvement). Pour ma part, si j’apprécie les périodes durant lesquelles ma demeure s’en tient à un rythme binaire alternant ascensions et descentes parfaitement verticales (périodes durant lesquelles j’ai tout loisir d’observer mes proches voisins sans que mon horizon tout à coup s’en vienne à basculer), ma préférence va à certains moments (que je n’ose nommer périodes, encore moins saisons), où toutes les habitations habituellement entraînées dans une dérive sans attache se retrouvent soudain dans un alignement parfait. Dans ces instants, tout semble figé suite à on ne sait quel ordre supérieur, dont chacun ressent et la beauté et la fragilité. Le silence se fait. Chacun goûte ce suspens éphémère, et se met à espérer qu’il dure toujours. Mais cela bien sûr n’advient jamais : très vite le charme est rompu, et la danse reprend de plus belle. 

C’est dans ces moments où toute la machinerie se relance qu’une sorte de spleen me gagne, et que mon ressentiment vis-à-vis de celui qui se joue ainsi de nous refait surface. Car bien sûr quelqu’un tire les ficelles de ce grand jeu ; quelqu’un dont on aperçoit parfois le visage, subrepticement, et dont la large main à intervalles réguliers nous enveloppe, amortit notre chute, relance notre envol. C’est lui le grand jongleur, le manipulateur de vies, le générateur d’angoisses, celui qui n’offre à nos questions qu’un sourire de façade satisfait de lui-même ; lui le Grand Idiot, qui ne nous possède que parce qu’il s’emploie à nous perdre. 

Et mon ressentiment se change en véritable haine lorsque, sous l’effet du vertige sans doute, je reconnais dans ses traits mon propre visage, et dans ses yeux les miens. Dans ces moments-là, tout me semble définitivement perdu, et je préfère laisser là l’observation du ciel et me détourner de cet œil-de-bœuf qui ne m’apporte finalement que tristesse, et toujours souligne et renforce ma solitude.