R80-1) L’immeuble que j’habite est si élevé
           (D’après : « Dans mon immeuble ils n’arrêtent pas de fumer ». 
Fumée, voisins, échanges, dissipation)

FUMÉES

L’immeuble que j’habite est si élevé, et plonge en même temps si profondément dans le sol, que j’ai renoncé depuis longtemps à en dénombrer les étages. Du reste, je ne quitte que rarement celui que j’occupe, et seulement pour faire quelques pas dans les étages immédiatement supérieurs ou inférieurs, dont je reviens d’ailleurs toujours dépité du peu de nouveautés et de distractions qu’ils m’offrent. Je préfère rester dans cet espace minuscule que l’on m’a alloué et que j’ai fini par faire mien. De là, assis dans mon fauteuil entre lit et table, je peux percevoir avec toute la précision nécessaire la vie de l’immeuble (pour autant qu’on puisse nommer vie les mouvements qui s’y opèrent), peut-être mieux même qu’en me perdant dans d’éreintantes, inutiles et suffocantes explorations. 

Suffocantes car les seuls mouvements dans cette tour sans fin consistent dans la circulation des fumées plus ou moins épaisses et plus ou moins âcres que dégagent le corps des habitants, par ailleurs tous absolument muets et dans leur grande majorité immobiles. J’ignore depuis combien de temps ce phénomène à vu le jour, si c’est le fait d’habiter cette tour qui le provoque, où si c’est cette particularité physique des êtres qui les a fait échouer ici. Quoi qu’il en soit, ils fument, tous, et c’est par le commerce de leurs émanations qu’ils manifestent leur présence au monde, communiquent entre eux — en un mot s’expriment. C’est du moins ce que je m’efforce de croire, ne voulant me résoudre à considérer ces fumées comme des phénomènes purement organiques dénués de toute signification. 

C’est donc dans l’étude fine de toutes les nappes de fumée qui me parviennent, et de leur plus ou moins grand fusionnement, que j’occupe mon temps. J’ai appris à reconnaître en un clin d’œil celles de mes plus proches voisins, à en détecter les plus subtiles variations. Mais ce sont celles qui proviennent d’étages plus éloignés qui m’intéressent surtout. J’aime imaginer duquel de mes lointains voisins provient telle étrange fragrance, telle âcreté particulière ou au contraire telle suavité un peu trop prononcée et évoluant de façon presque lourde dans l’air. Je sais que si certains d’entre eux présentent un organisme encore quasi complet, beaucoup ont déjà vu une bonne partie de leurs chairs partir en fumée, et ne sont plus à présent que des morceaux de corps, des débris à peine reconnaissables et promis, à terme, à une disparition totale. Et c’est par ces fumées qu’ils exhalent, et qu’ils offrent à mon examen, que je peux m’employer à reconstituer non seulement leurs caractéristiques physiques, mais aussi quelques pans de leur histoire personnelle, voire dresser d’eux un portrait psychologique relativement poussé. 

Mais le plus intéressant à mes yeux consiste dans l’examen non des fumées elles-mêmes mais de leurs entrelacements, dont les volutes et les volumes me révèlent l’immense complexité des échanges, réels ou fantasmés (car avec le temps j’ai appris à lire aussi ceux-là), qu’entretiennent mes voisins. C’est dans cette étude que je me perds avec délice, que d’une certaine façon je m’oublie, peut-être me dissipe. Au point de douter parfois de l’intégrité de mon propre corps, et de voir dans certaines traînées brumeuses le signe de la dissipation de mes propres chairs — dissipation qui entraînerait de facto avec elle une partie de ma conscience, rendant par là-même tout regard sur moi ou sur les autres parcellaire, erroné, et surtout précaire.