R100-4) Assis derrière une table
            (D’après : « Vocabulaire ».
Frontière, douane, langage)          

LA DOUANE

Assis derrière une table, près d’un arbre décharné, le douanier nous regarde approcher d’un air las. Dans son dos, quelques-uns de ses collègues patientent, désœuvrés, devant le poste de douane — un bâtiment décrépi qui selon toute vraisemblance ne compte qu’une seule pièce faisant à la fois office de bureau et de cantine, peut-être même de dortoir.
C’est mon tour d’être interrogé. Je m’approche de la table (une table branlante, sur laquelle ne repose qu’une tasse à thé à moitié vide) et commence à répondre aux questions de l’homme. Je sais devoir apporter un grand soin à mes réponses, en m’en tenant surtout strictement au vocabulaire toléré, qui n’est que de quelques mots. Car ici, c’est un fait connu de tous (sans doute m’en a-t-on averti dans l’interminable queue qu’il m’a fallu faire pour arriver jusqu’à cette table), celui qui s’avère incapable d’articuler le moindre mot dans la langue des douaniers se voit naturellement et immédiatement refoulé, mais un sort identique attend celui qui montre une maîtrise trop grande de cette langue, et qui dès lors est regardé comme suspect. 

Pour autant, le nombre précis de termes que le postulant doit connaître est variable, et dépend semble-t-il (c’est du moins ce qui se dit dans la queue) de la seule humeur du douanier — même s’il s’en trouve pour affirmer que l’heure ou le temps qu’il fait y sont également pour quelque chose. C’est donc au cours de l’interrogatoire, alors même que tout l’esprit du postulant est tendu vers l’exactitude des renseignements à fournir, qu’il faut deviner le nombre de mots ou d’expressions à connaître. Il arrive d’ailleurs que dans le cours de cet interrogatoire (qui peut prendre, par stratégie, un tour faussement amical et bienveillant) on en vienne à devoir abandonner, parce qu’on a été amené à intégrer une formule nouvelle, certains mots faisant pourtant partie jusque-là du répertoire, tout en manifestant de façon claire cet abandon au douanier. 

Je me répète intérieurement tout ceci en m’approchant de la table. Mais à peine suis-je arrivé devant l’homme qu’il se lève et, me faisant signe de patienter, disparaît à l’intérieur du poste de garde. Un court instant après, un autre douanier en sort, qui vient le remplacer à la table. Comme s’il introduisait dans l’équation une inconnue nouvelle, ce changement me rend tout à coup extrêmement fébrile, et je ne peux, oubliant toute mesure et sans plus du tout me contrôler, que bafouiller un flot de paroles incompréhensibles, sans que je sache bien d’ailleurs si je le fais dans la langue du douanier, dans la mienne, dans un mélange incontrôlé des deux, ou dans une autre encore, inventée de toute pièce. 

Je sens bien, tout en m’excitant ainsi, que c’est ma propre condamnation que je signe, peut-être même ma propre tombe que je creuse. Pourtant le douanier (sans doute lui-même perdu dans le décompte de mon vocabulaire, et pas encore complètement à son affaire) tout à coup m’interrompt d’un geste impatient de la main et m’intime l’ordre de passer. 

Et c’est sans me retourner (je m’étais pourtant promis d’indiquer à ceux de la file d’attente, par un signe, le nombre de mots permis) que dépassant le poste frontière je fais mes premiers pas dans ma terre d’accueil — terre dont j’ignore encore absolument tout, à commencer par la langue qu’on y parle.