R103-3) Partout, à perte de vue, des cœurs palpitants
(D’après : « Battements de cœur ». Mer, sang, cœurs, nage, ascension)
LES MÉDUSES
Partout, à perte de vue, des cœurs palpitants, qui pompent et crachent du sang, dérivent par le seul fait de leurs tressauts, se gênent, s’étouffent, luttent pour leur survie, dans une mer rouge et visqueuse qui recouvre la terre entière.
C’est dans cette houle, agitée en permanence par les palpitations de ces organes solitaires aux nerfs toujours à vifs, qu’il me faut avancer. Mes mouvements de brasse, lourds, pénibles, gluants, peu à peu se font pourtant moins difficultueux. Le sang devient moins épais, s’éclaircit, comme s’il était coupé d’eau. Les cœurs eux-mêmes semblent s’alléger. Ils se heurtent avec moins de violence, trouvent à se désempêtrer, à évoluer de façon moins contrainte. J’avance toujours, d’une nage progressivement plus aisée, bientôt presque naturelle. Les cœurs de leur côté gagnent en transparence. Je peux suivre en eux le mouvement de ce qui n’est plus vraiment du sang, mais de l’eau légèrement teintée de rouge, puis de rose, enfin d’un bleu délicat, diaphane.
C’est peut-être sous l’action de cette eau presque pure que les cœurs se métamorphosent, tendent vers la symétrie parfaite des cnidaires. Leurs veines volumineuses se dispersent en mille filaments légers. Leurs battements restent ternaire, mais il s’agit davantage d’une danse que d’un brutal mouvement réflexe. Ces jeunes méduses s’envolent dans les hauteurs. J’ai à peine besoin d’agiter mes bras pour évoluer parmi elles. Je plane moi aussi, sans savoir avec certitude si c’est dans l’eau ou dans l’air. L’espace est ouvert, plus de but à atteindre, plus de pensée à soutenir. Mon corps s’évapore. Je ne suis plus, méduse parmi les méduses, que le très doux et cristallin battement d’un cœur parfaitement transparent.