Textes de Raphaël Saint-Remy imaginés à partir d’entretiens avec les habitants de Champs-sur-Marne.


Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (49)

R101- 6) Le cargo va bientôt partir
            (D’après : « Le conteneur ». 
Port, cargo, conteneurs, vieillards)

LE CARGO

Le cargo va bientôt partir. Il a déjà fait entendre plusieurs fois sa sirène, mais il reste encore quelques conteneurs à charger, et c’est avec empressement qu’à peine ceux-ci déposés par la grue j’en vérifie le contenu.
Il s’agit cette fois encore de chargements de vieillards, qui vu leur fragilité doivent être bien calés et protégés des chocs par des oreillers que je glisse sous leurs bras, entre leurs jambes, de chaque côté de leur tête, sous leur menton. Ils se laissent faire, sentent que je connais mon métier et que je fais au mieux. Certains montrent même une forme de compassion pour ce travail qui m’oblige à tout faire dans la précipitation, et ne me laisse que très peu de repos. 

Je ferme les conteneurs l’un après l’autre, abaissant avec précaution le lourd loquet de la porte de fer (manière pour moi, en quelque sorte, de retourner la sympathie muette que ces vieillards expriment à mon égard). La grue enfin dépose le dernier conteneur. L’esprit déjà ailleurs, je procède au calage des corps en toute hâte, sans même les regarder. 

C’est seulement en m’apprêtant à refermer la lourde porte que je prends tout à coup conscience que c’est moi qui suis assis là-bas, tout au fond du conteneur. Voûté, ridé, les mains tremblantes, ce vieillard que je suis m’observe, impassible. Seule une de ses mains remue lentement, paume ouverte, dans un timide geste d’adieux. Après un moment d’arrêt, je referme la porte et fait signe au grutier que tout est en place. Le cargo salue la nouvelle d’un dernier et long appel, qui se propage dans tout le port. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (48)

R101- 5) Mes heures se brisent comme du verre
            (D’après : « Temps partiel ». 
Temps, perte, verre, lit)

LES HEURES

Mes heures se brisent comme du verre. À vrai dire, ce ne sont pas vraiment des heures, simplement des phases, des périodes qui à mes yeux forment un tout. Elles peuvent être des plus brèves, ou à l’inverse s’étirer démesurément. Pourtant, ces heures ne me sont jamais offertes complètement ; toujours une partie m’en échappe (et toujours bien sûr au moment le plus inattendu), comme si une main prélevait subrepticement, sans aucun bruit, un morceau de carreau à ma fenêtre. 

Il ne s’agit pas d’une perte de conscience passagère. Simplement, le temps bondit d’un coup en avant, saute une étape, me transporte avec lui sans que je puisse rien faire contre.
Plus tard, quand vient le soir, je retrouve éparpillés dans mon lit, coupants et fragiles, tous ces morceaux de temps qui m’ont été enlevés. Il me faut un bon moment pour en débarrasser mes draps. Ce moment-là, durant lequel je récupère ce qui m’a été dérobé, reste toujours pour sa part intact — sauf bien sûr lorsqu’il m’arrive de m’endormir avant d’avoir complètement libéré ma couche. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (47)

R101- 4) Après avoir tamponné mon passeport
            (D’après : « Nationalité ».
Douane, passeport, peau

PEAU NEUVE

Après avoir tamponné mon passeport et me l’avoir rendu (sans pour autant abandonner son regard suspicieux), le douanier me montre derrière lui une porte qui ouvre, je le sais, sur la pièce réservée au changement définitif de nationalité. C’est là que l’on se défait de sa peau ancienne pour enfiler la nouvelle. 

À peine ai-je passé la porte qu’un médecin militaire (à moins qu’il ne s’agisse d’un simple soldat vaguement infirmier) m’apporte ma peau neuve suspendue à un cintre. La jetant négligemment sur le dossier de l’unique chaise, il me demande de m’asseoir et, faisant surgir une lame de sa poche, commence à inciser la base de mon cou. Quelques gouttes de sang tombent sur mes bras et mon ventre — beaucoup moins cependant que je ne pouvais le craindre. Une fois l’incision terminée l’homme disparaît, non sans m’avoir précisé que je devais me dépêcher, que d’autres attendaient, etc. 

C’est donc de façon précipitée et sans presque prendre soin de ma peau déjà à demi étrangère que je procède à l’échange. Je suis surpris de voir combien la peau que l’on m’a apportée correspond (à de légers détails près, dont je ne doute pas qu’ils s’estomperont avec le temps) à ma taille et à ma corpulence. Mais je n’ai guère le temps de m’en réjouir : l’homme réapparaît, saisit ma peau ancienne, et tout en la suspendant au cintre me pousse vers la sortie, où un autre militaire, de mon pays d’accueil cette fois, s’empresse d’apposer sur mon passeport un nouveau coup de tampon. 

Je ne sais si je dois lire dans le léger sourire qui s’affiche sur son visage une marque de satisfaction ou de mépris. Sans doute s’agit-il d’un subtil mélange des deux.

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (46)

R101- 3) Bien que ce soit en pleine journée
            (D’après : « Échanges humains ».
Place, membres, organes, échanges)

ÉCHANGES

Bien que ce soit en pleine journée que la place connaisse son activité la plus dense, c’est dès les premières heures du jour que l’on voit affluer vers elle les candidats à l’échange. On y vient de loin tant l’endroit est réputé. Certains arrivent là exténués par leur voyage, mais ils savent qu’ils repartiront ragaillardis et comme neufs (telle est du moins leur attente) et ils relativisent les épreuves endurées, allant jusqu’à les considérer comme des gages de réussite. 

Car on vient ici pour trouver des membres et organes de qualité, et pour offrir les siens en échange. Bien sûr ce commerce est rarement direct : l’un donne son pied à celui qui propose son œil, un troisième promet un doigt à un autre qui cherche un coude, et c’est parfois au bout d’une longue chaîne de transactions que l’on obtient ce que l’on recherchait. Ce commerce étant seulement toléré par les autorités, tout cela se passe rapidement, et comme sous le manteau. On n’échange que quelques phrases, on convient de l’affaire d’un clignement de paupière. Pourtant le sang coule, forme des ruisseaux dans lesquels on patauge, surtout vers le soir, lorsque par peur de revenir bredouille on devient moins regardant et consent à donner un peu plus de soi-même qu’on l’aurait souhaité. 

Et lorsque la nuit tombe et que les dernières transactions s’achèvent (ce sont les produits les moins raffinés ou les plus courants que l’on troque alors) l’endroit se vide, laissant la place aux chiens qui étrangement (car chacun des visiteurs de la journée semble être reparti satisfait) réussissent toujours à dénicher quelques morceaux égarés ou n’ayant pas trouvé preneur. 

Encore doivent-ils les disputer aux quelques mendiants et estropiés habitués des lieux venus là récupérer de quoi alimenter l’hypothétique affaire du lendemain. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (45)

R101- 2) Installé sur une petite place
            (D’après : « À l’écoute ».
Place, oreille, puits)

L’OREILLE

Installé sur une petite place, dans un quartier peu fréquenté d’une cité de province, je ne reçois la visite que de ceux, peu nombreux, qui non seulement remarquent ma présence, mais surtout prennent le temps de s’aventurer jusqu’au coin ombreux que j’occupe.
Il faut dire que mon aspect extérieur manque d’attrait : on peut facilement me prendre pour la margelle à moitié effondrée d’un puits, et ne pas voir qui je suis réellement, à savoir une oreille, installée là depuis nombre d’années, au point qu’une végétation sauvage l’a peu à peu colonisée. Mais malgré mon âge, je suis toujours apte à entendre ce qui peut s’entendre, à recevoir les confidences que l’on veut bien me faire, à engloutir dans l’obscurité de mon ventre les secrets les plus intimes.
J’ai cependant appris, avec le temps, à me contenter des paroles frustes ou sans importance (il faut dire que la qualité des confidences que l’on me fait décline d’année en année, et que j’ai renoncé depuis longtemps à retrouver celle des premiers temps), et c’est toujours avec respect que je les gobe. Mais il me semble que ceux qui se penchent sur moi (et qui bien souvent ne sont encore que des enfants, ou au contraire des vieillards plus ou moins sourds) le font davantage pour tester la profondeur de mon ventre que pour la qualité de mon écoute — quand ça n’est pas simplement pour tester leur propre voix. 

Je pourrais bien sûr changer de quartier, me débarrasser de cette mousse qui me recouvre et me fait perdre de mon maintien. Mais trouverais-je meilleurs confidents ailleurs ? Il me semble que c’est dans le temps qu’il me faudrait voyager bien plus que dans l’espace. Raison pour laquelle je préfère m’en tenir à cet abandon et à cette immobilité, afin qu’au moins le souvenir des confidences anciennes résonne encore un peu en moi, lorsque la ville se tait et qu’enfants et vieillards ont déserté la place. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (44)

R101-1) Debout au milieu du hall
            (D’après : « Renseignements ».
Hall, inscriptions, peau)

L’INDICATEUR

Debout au milieu du hall, j’accueille ceux qui viennent. Ma fonction m’oblige à rester à la même place, bien visible de ceux qui pénètrent ici pour la première fois, mais également des habitués qui désirent être informés des nouvelles du jour. Pour tenir mon rôle comme il se doit, je n’ai besoin que de me montrer : les informations que la société qui m’emploie juge importantes à communiquer sont toutes inscrites sur mon corps même — raison pour laquelle je dois demeurer nu toute la journée au milieu du hall, parmi le va-et-vient permanent des employés et des visiteurs. 

C’est ma peau, et uniquement elle, que l’on doit consulter lorsque l’on est en quête d’un renseignement quelconque. C’est pourquoi il me faut faire montre en permanence d’une grande souplesse (c’est cette souplesse que mon employeur a contrôlée avec soin avant de m’engager), afin de pouvoir à la fois, par exemple, mettre en évidence l’information inscrite sur mon poignet ou mon avant-bras, et celle inscrite sur la plante de mon pied ou l’intérieur de ma cuisse. 

Si les inscriptions les plus fondamentales, celles qui ne sont pas susceptibles d’être revues, ont été gravées en moi dès le début de façon définitive, les autres le sont selon des techniques ou des encres différentes, en fonction de leur importance et de leur durée de validité.
On s’emploie bien sûr dès le matin (un bon moment avant que je prenne place au centre du hall) à inscrire les nouvelles ou les renseignements du jour. Mais il arrive aussi régulièrement que cela soit fait en pleine journée, et donc à l’emplacement même qui m’est réservé. Mais les employés chargés de cette opération savent être rapides et discrets, et cela n’entrave en rien le bon fonctionnement des choses. Chacun comprend la nécessité de l’opération, et se félicite que les mises à jour soient aussi efficaces. 

Bien sûr, quand approche la fin de mon service, mes muscles commencent à fatiguer (surtout lorsqu’il a fallu faire connaître quantité d’informations, et les inscrire sur des parcelles de peau difficiles d’accès). C’est donc avec soulagement que je regagne le vestiaire, où je m’empresse d’effacer les annonces temporaires, afin que ma peau soit prête pour le lendemain. Quant aux informations d’importance, je les conserve à jamais ; elles font partie de moi, je dors avec, et elles m’accompagneront jusqu’à mon dernier jour ; c’est ce à quoi je me suis engagé en acceptant ce poste. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (43)

R100-5) C’est la guerre
            (D’après : « J’ai vu une petite fille cachée sous un camion ». 
Guerre, éparpillement, lunettes, muscles)

LA GUERRE

C’est la guerre. Les adultes se battent, et je ne peux compter que sur moi-même. Mes bras sont au loin, enfoncés dans la boue des rizières. Mon ventre suffoque en haut d’un escalier, caché sous un lit (en bas les militaires renversent tout, s’en prennent à mon père, hurlent). Ma tête pend sous un camion, compte les pieds des soldats, se trompe, recommence. Les larmes brouillent ma vue. Le camion démarre, roule lentement sur des centaines de paires de lunettes, comme s’il prenait soin de les écraser une à une, méticuleusement. Mes jambes courent quelque part dans la ville, dans une ruelle sombre, entre des murs décrépis. Ce sont elles d’abord que je dois retrouver. D’abord mes jambes, et ensuite tout le reste. Les lunettes éclatent comme des carapaces d’insectes. Dans le ciel les bombes creusent des brûlantes galeries. J’entends les pas d’un soldat dans l’escalier. Il vient me chercher. Par chance ma bouche est loin, cachée sous le camion. Mais même là elle ne doit pas crier. Surtout ne pas crier. Mon ventre s’aplatit contre le sol. Les pas tournent autour du lit, s’éloignent. Je ne sais plus comment on respire, grâce à quels muscles. Est-ce que la guerre prendra fin un jour ? Non, chaque nuit la fait renaître, et avec elle l’éparpillement de mes membres. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (42)

R100-4) Assis derrière une table
            (D’après : « Vocabulaire ».
Frontière, douane, langage)          

LA DOUANE

Assis derrière une table, près d’un arbre décharné, le douanier nous regarde approcher d’un air las. Dans son dos, quelques-uns de ses collègues patientent, désœuvrés, devant le poste de douane — un bâtiment décrépi qui selon toute vraisemblance ne compte qu’une seule pièce faisant à la fois office de bureau et de cantine, peut-être même de dortoir.
C’est mon tour d’être interrogé. Je m’approche de la table (une table branlante, sur laquelle ne repose qu’une tasse à thé à moitié vide) et commence à répondre aux questions de l’homme. Je sais devoir apporter un grand soin à mes réponses, en m’en tenant surtout strictement au vocabulaire toléré, qui n’est que de quelques mots. Car ici, c’est un fait connu de tous (sans doute m’en a-t-on averti dans l’interminable queue qu’il m’a fallu faire pour arriver jusqu’à cette table), celui qui s’avère incapable d’articuler le moindre mot dans la langue des douaniers se voit naturellement et immédiatement refoulé, mais un sort identique attend celui qui montre une maîtrise trop grande de cette langue, et qui dès lors est regardé comme suspect. 

Pour autant, le nombre précis de termes que le postulant doit connaître est variable, et dépend semble-t-il (c’est du moins ce qui se dit dans la queue) de la seule humeur du douanier — même s’il s’en trouve pour affirmer que l’heure ou le temps qu’il fait y sont également pour quelque chose. C’est donc au cours de l’interrogatoire, alors même que tout l’esprit du postulant est tendu vers l’exactitude des renseignements à fournir, qu’il faut deviner le nombre de mots ou d’expressions à connaître. Il arrive d’ailleurs que dans le cours de cet interrogatoire (qui peut prendre, par stratégie, un tour faussement amical et bienveillant) on en vienne à devoir abandonner, parce qu’on a été amené à intégrer une formule nouvelle, certains mots faisant pourtant partie jusque-là du répertoire, tout en manifestant de façon claire cet abandon au douanier. 

Je me répète intérieurement tout ceci en m’approchant de la table. Mais à peine suis-je arrivé devant l’homme qu’il se lève et, me faisant signe de patienter, disparaît à l’intérieur du poste de garde. Un court instant après, un autre douanier en sort, qui vient le remplacer à la table. Comme s’il introduisait dans l’équation une inconnue nouvelle, ce changement me rend tout à coup extrêmement fébrile, et je ne peux, oubliant toute mesure et sans plus du tout me contrôler, que bafouiller un flot de paroles incompréhensibles, sans que je sache bien d’ailleurs si je le fais dans la langue du douanier, dans la mienne, dans un mélange incontrôlé des deux, ou dans une autre encore, inventée de toute pièce. 

Je sens bien, tout en m’excitant ainsi, que c’est ma propre condamnation que je signe, peut-être même ma propre tombe que je creuse. Pourtant le douanier (sans doute lui-même perdu dans le décompte de mon vocabulaire, et pas encore complètement à son affaire) tout à coup m’interrompt d’un geste impatient de la main et m’intime l’ordre de passer. 

Et c’est sans me retourner (je m’étais pourtant promis d’indiquer à ceux de la file d’attente, par un signe, le nombre de mots permis) que dépassant le poste frontière je fais mes premiers pas dans ma terre d’accueil — terre dont j’ignore encore absolument tout, à commencer par la langue qu’on y parle. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (41)

R100-3) Ma chambre est située à l’étage
            (D’après : « En bas il vend des radios, en haut c’est une habitation ». 
Maison, radio, télévision, asphyxie)

REZ-DE-CHAUSSÉE

Ma chambre est située à l’étage d’une maisonnette que rien dans le quartier ne distingue des autres. C’est là que je passe toutes mes nuits. Mais pour accéder à la rue le matin, de même que pour regagner mon lit le soir, il me faut traverser le rez-de-chaussée, envahi du sol au plafond par un chaos d’appareils de radio et de télévision, de câbles, d’antennes et de pièces détachées de toutes sortes, qui sont comme les entrailles monstrueuses d’un corps absurde sans forme ni logique. 

L’espace est à ce point rempli (et il semble d’ailleurs se remplir toujours un peu plus, sans que je puisse m’expliquer cette prolifération) que chaque traversée, dans un sens ou dans l’autre, me paraît plus difficile. Gonflant mes poumons, je plonge soir et matin dans cet amas où tout se contrarie et s’interpénètre, et n’en ressors qu’à tâtons, et toujours à bout de souffle. Il me faut chaque fois un bon moment pour reprendre haleine et me libérer des câbles et débris pris dans mes cheveux ou accrochés à mes vêtements. 

Je suis las de ce manège, et surtout inquiet pour l’avenir. Un jour je le crains le souffle me manquera, et je resterai pris dans ce conglomérat insensé et proliférant, qui déjà par un côté tente de gagner l’étage, et par l’autre envahit le perron. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (40)

R100-2) Mes yeux sont ainsi faits
            (D’après : « Les parties manquantes ». 
Regard, manques, vide, route)  

VUE TRONQUÉE

Mes yeux sont ainsi faits qu’ils ne voient jamais que des choses incomplètes. Aux arbres il manque des branches, aux bâtiments des étages ou des ailes, aux hommes un bras, une jambe, une partie de la joue, un œil. J’avance donc dans le monde avec ce vide qui toujours en même temps que moi se meut, qui sans doute même me précède afin d’être bien sûr d’endommager comme il convient tout ce vers quoi je cours, d’en rogner comme il faut les coins. 

J’accepte ce handicap, me résous à ne penser qu’en partie, à considérer comme résolues des équations encore farcies d’inconnues. Mais je ne m’habitue pas aux vides que ce regard corrodant impose au monde. Car ce que mangent mes yeux, ils le mangent réellement, concrètement : envolées (pas seulement pour moi, mais pour tous) les branches de l’arbre, les flancs de l’immeuble, les joues duveteuses ou les mains délicates ! Partout un monde éventré, une harmonie brisée, des énergies rognées, des trous entre lesquels il me faut slalomer, et qui ne doivent de se reconstituer qu’à mon éloignement. 

Je pourrais mettre fin à tout cela, me jeter dans le premier vide venu pour que le cauchemar cesse enfin. Mais à ce vide-là, trompeusement salvateur, il manquera toujours quelque chose je le sais, et m’y précipiter équivaudrait à prendre le risque de ne disparaître qu’en partie.
C’est pourquoi je m’obstine à courir, toujours plus vite, sans plus rien voir d’autre que ces gouffres qui, en même temps qu’ils me tuent à petit feu, bornent sarcastiquement ma route. 

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