La ville est un sujet de prédilection pour la littérature, qui en fait souvent son objet central et non un simple décor. La maquette urbaine interactive s’enrichit de productions littéraires.


 

Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (22)

R78-4) L’immeuble que j’habite, et depuis lequel, derrière mon œil-de-bœuf
            (D’après : « Vous voulez habiter dans un bâtiment ou une maison ? ». 
Immeubles, rotations, voisins)

LE JONGLEUR

L’immeuble que j’habite, et depuis lequel, derrière mon œil-de-bœuf, j’observe le monde, est pris dans un tourbillon si délirant, et se trouve à ce point secoué de sautes diverses et de brusques changements de trajectoires, qu’il m’interdit toute vision tant soit peu précise des choses, toute prospective raisonnable quant à mon devenir, et, plus grave sans doute, toute possibilité de jouir d’une existence stable et sereine. 

Bien sûr d’autres maisons et immeubles sont engagés, à l’image du mien, dans cet incessant ballet. Je vois régulièrement leurs habitants apparaître aux fenêtres ou aux balcons, et contempler d’un œil aussi las que le mien les longues hyperboles, brusques voltes ou envols verticaux auxquels toutes les demeures ici sont contraintes. Mais cela fait si longtemps à présent que nous tournons de concert dans le vide que nous ne prenons plus la peine d’échanger le moindre geste — qu’il soit de complicité amusée, de lassitude partagée, ou simplement de désespoir. Nous savons être séparés pour toujours les uns des autres, et avons cessé d’épuiser nos forces en de vains appels ou signaux rendus de toute façon incompréhensibles par la distance et les révolutions de nos logis respectifs (ces derniers en effet, ne se contentant pas des nerveuses ellipses qu’ils dessinent, tournent également sur eux-mêmes, de sorte que nos éventuels interlocuteurs ont tôt fait, à peine apparus, de disparaître dans la nuit). 

Je parviens néanmoins à distinguer dans ce chaos des sortes de périodes (à moins qu’il ne faille les appeler saisons), dont certaines finissent par avoir ma préférence. Il me semble du reste qu’il en va de même pour mes voisins (qui bien que ne se montrant à moi que de façon fugace finissent par m’être familiers, et dont je peux vérifier, d’une saison l’autre et grâce à quelques détails, le penchant pour tel ou tel type de mouvement). Pour ma part, si j’apprécie les périodes durant lesquelles ma demeure s’en tient à un rythme binaire alternant ascensions et descentes parfaitement verticales (périodes durant lesquelles j’ai tout loisir d’observer mes proches voisins sans que mon horizon tout à coup s’en vienne à basculer), ma préférence va à certains moments (que je n’ose nommer périodes, encore moins saisons), où toutes les habitations habituellement entraînées dans une dérive sans attache se retrouvent soudain dans un alignement parfait. Dans ces instants, tout semble figé suite à on ne sait quel ordre supérieur, dont chacun ressent et la beauté et la fragilité. Le silence se fait. Chacun goûte ce suspens éphémère, et se met à espérer qu’il dure toujours. Mais cela bien sûr n’advient jamais : très vite le charme est rompu, et la danse reprend de plus belle. 

C’est dans ces moments où toute la machinerie se relance qu’une sorte de spleen me gagne, et que mon ressentiment vis-à-vis de celui qui se joue ainsi de nous refait surface. Car bien sûr quelqu’un tire les ficelles de ce grand jeu ; quelqu’un dont on aperçoit parfois le visage, subrepticement, et dont la large main à intervalles réguliers nous enveloppe, amortit notre chute, relance notre envol. C’est lui le grand jongleur, le manipulateur de vies, le générateur d’angoisses, celui qui n’offre à nos questions qu’un sourire de façade satisfait de lui-même ; lui le Grand Idiot, qui ne nous possède que parce qu’il s’emploie à nous perdre. 

Et mon ressentiment se change en véritable haine lorsque, sous l’effet du vertige sans doute, je reconnais dans ses traits mon propre visage, et dans ses yeux les miens. Dans ces moments-là, tout me semble définitivement perdu, et je préfère laisser là l’observation du ciel et me détourner de cet œil-de-bœuf qui ne m’apporte finalement que tristesse, et toujours souligne et renforce ma solitude. 

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Promenade littéraire autour des cabanes de Kawamata du bâtiment Bienvenüe le 3 avril 2019

Anne Savelli et Joachim Séné ont proposé le 3 avril 2019 un promenade littéraire autour des cabanes de Kawamata, qui ornent le bâtiment Bienvenüe.

Déambulation sur le toit de Bienvenüe, à la recherche des cabanes de Kawamata

Cette déambulation originale, qui a permis exceptionnellement d’accéder à la dalle-vague du bâtiment Bienvenüe, était organisée par Virginie Tahar dans le cadre des Journées des Arts et de la Culture.

Les personnages d’Anne Savelli et Joachim Séné prennent possession des cabanes dans un parcours initiatique. La déambulation était ponctuée de lecture des textes qui sont en train d’être écrits pendant la résidence des écrivains sur le site.

Johacim Séné et Anne Savelli en train de lire des extraits de leurs textes

Les aventures de Dita Kepler et de l’homme Pic Vert seront publiées prochainement sur ce site.

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (21)

R 78-1) Il m’est impossible d’avancer autrement
            (D’après : « Vous voulez faire quoi quand vous serez grands ? ». 
Gigantisme, villages, sommeil)

LE GÉANT

Il m’est impossible d’avancer autrement qu’à pas lents et précautionneux. Un instant d’inattention, et je risquerais d’écraser sous mon pied une maison isolée, un hameau dissimulé aux regards, un campement de nomades. Parfois, il me faut rester longtemps le pied levé avant de trouver où le poser ; encore n’est-ce pas sans la crainte qu’un être vivant, échappant à ma vigilance, ne soit la victime innocente de ma taille et de mon poids, tous deux démesurés. 

Aussi, quand vient le moment de chercher un lieu où passer la nuit, suis-je toujours épuisé par l’attention sans relâche qu’il m’a fallu déployer durant tout le jour. Et c’est dans un sommeil envahi par le doute et l’angoisse que je plonge. D’autant que si la raison devrait me pousser à chercher le repos loin du monde des vivants, une inclination naturelle me fait aimer la proximité des zones habitées. Pas les grandes cités, qui me sont évidemment interdites, mais les bourgs modestes, les villages reculés, ceux qui s’éteignent dès le couché du soleil mais qui pourtant laissent brûler toute la nuit quelques feux — signe de leur appartenance au monde, preuve, vacillante mais efficiente, que la vie ne les a pas complètement désertés. 

J’aime savoir près de mon ventre ou de ma cuisse cette présence silencieuse et humble, qui sans doute me rappelle le temps où ma taille était normale et ma vie sans encombre. Et si je peux m’arranger pour que deux ou trois villages m’apportent la chaleur de leur présence, alors je m’endors comblé, la tête sur une colline chauve, non sans avoir pris le temps cependant d’interroger, tout là-haut dans le ciel, le corps dénudé et obscur de celle qui chaque nuit, trop grande pour s’allonger sur la terre, ne peut qu’y poser, dans un lointain qui m’est à moi-même inaccessible, la pointe de ses orteils, et à l’opposé la paume de ses mains. 

Est-ce toi qui m’a enfanté ? Est-ce à toi que je dois ma condition d’errant ? Vais-je comme toi finir ma vie avec pour seule couche le ciel déserté de toute vie ? Devrons-nous nous disputer le ciel ? Ces questions, à peine murmurées, se perdent dans le silence — à moins qu’allant rebondir sur le ventre qui de là-haut me couve, elles ne me reviennent plus tard, lorsque j’ai déjà plongé dans les eaux troubles du rêve, et que ma conscience, enfin libre, ne s’attache plus à connaître l’origine des images et des sons qui la traversent. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (20)

R76) Au-dessus de moi, depuis toujours
            (D’après : « L’arbre double ». 
Arbre, fruit, craquements)

L’ARBRE DOUBLE

Au-dessus de moi, depuis toujours semble-t-il (bien que je n’en aie pris réellement conscience que récemment), se frottent dans la brume, et grincent, les branches d’un arbre immense. Ce n’est d’ailleurs que sous l’effet des mouvements de cette brume que j’aperçois parfois ces branches — jamais dans leur entier, et jamais très longtemps. 

Je sais que cet arbre a pour particularité d’être double, ses deux troncs étant plantés de part et d’autre de l’endroit où je me trouve — à une distance si grande l’un de l’autre que je ne peux que difficilement l’imaginer. Et c’est à l’exact aplomb de ma tête que leurs plus fines branches se rejoignent. Il m’arrive de penser que je suis le fruit de ces arbres siamois, et que c’est précisément parce que je pends sous le lieu même de leur rencontre qu’ils continuent de mêler leur branches — peut-être même de prendre appui l’un sur l’autre.
Mais depuis peu me parviennent, par la fine et longue tige qui me porte, des craquements inquiétants. Quelque chose se brise je le sens dans cette immense structure. Peut-être ne sont-ce que des branches annexes dont la perte ne doit pas m’alarmer ; mais il se peut aussi que ces craquements proviennent de plus loin, des bases même de cet arbre naturellement double. J’essaie de ne pas y porter trop d’attention, de laisser ses bruits sinistres à leurs lointains dont je ne sais rien. Mais comment demeurer insensible aux oscillations que chacun d’eux provoque dans la tige à laquelle je suis suspendu, et qui chaque fois mettent tant de temps à s’apaiser ? Comment ne pas voir là les signes annonciateurs de ma chute prochaine ? 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (19)

R75-6) Dérivant dans l’espace
            (D’après : « Chemins ».
Vide, routes, marche, demi-tour)

ROUTES

Dérivant dans l’espace, un gigantesque empilement de routes — structure énigmatique et paresseuse, colonne torse dont chaque vertèbre, effilée à l’infini et accrochée comme par hasard aux autres, plonge de chaque côté dans une nuit sans fond. Je marche sur une de ces routes, sans pouvoir distinguer, tant elles sont nombreuses, ni la plus élevée, perdue dans les hauteurs, ni la plus basse sur laquelle, du moins puis-je le supposer, toutes les autres reposent. 

Aussi loin que remontent mes souvenirs (mais dans cet immense vide, ma notion du temps est floue, et je ne peux m’appuyer sur elle pour établir une chronologie sûre de mon existence), j’ai toujours marché, et d’un bon pas, ne prenant que le repos nécessaire pour aborder l’étape suivante avec des forces et un entrain neufs. Mais ces routes se sont toujours montrées, à mesure de mon avancée, de plus en plus difficiles à pratiquer — soit que la végétation ou la caillasse les ait envahies, soit que leur ligne même n’ait subie des contraintes supérieures, les tordant comme des cornes dans un sens ou dans l’autre au point que tôt ou tard venait pour moi le moment, si je voulais poursuivre ma progression, de me laisser choir sur la route inférieure. 

C’est donc sur l’une de ces routes que j’avance à présent, identique aux précédentes mais pas encore atteinte par un encombrement ou une torsion m’obligeant à l’abandonner. Sa direction dévie légèrement par rapport à celle de la route supérieure, mais cette divergence de cap est habituelle : j’ai pu vérifier qu’elle se reproduisait chaque fois selon le même angle si bien qu’à force d’être ainsi sans cesse corrigé mon point de mire sera tôt ou tard à l’opposé parfait de celui qui était le mien au commencement de mon voyage. Mais cela ne me trouble pas. Peut-être même cela crée-t-il chez moi une certaine impatience, comme si la pensée de me retrouver à marcher dans le sens exactement contraire à celui des débuts représentait une forme d’aboutissement — aboutissement que la manifeste absence de fin de ce grand empilement ne saurait de toute façon m’offrir. 

Encore faudrait-il que je puisse savoir avec précision à quel moment surviendra ce parfait demi- tour. Et cette incertitude me ronge, bien plus que les obstacles et chutes successives qui régulièrement viennent ponctuer ma progression. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (18)

R75-5 ) Pour progresser dans l’espace immense
            (D’après : « Jardin ».
Vide, jardin, route, abordage)

LE JARDIN

Pour progresser dans l’espace immense qui s’offre à notre équipe (nous sommes une poignée, perdus dans une nuit perpétuelle seulement trouée de quelques lointaines et vacillantes lueurs), il nous faut en permanence œuvrer à la consolidation et surtout au prolongement de notre route — seul espace à peu près solide dans le vide sans limite qui nous enveloppe. 

Prélevant inlassablement sur l’arrière les matériaux nécessaires à notre avancée, nous gagnons lentement sur la nuit, dans l’espoir d’atteindre enfin le jardin qui régulièrement, de son vol fantaisiste, vient nous visiter. (Si le vol de ce jardin paraît fantaisiste, cela tient surtout au dessin difficilement prévisible de sa trajectoire, mais son déplacement, somme toute assez lent, nous permet néanmoins de calculer son avancée avec une certaine précision). 

À de nombreuses reprises déjà nous l’avons vu approcher, et avons incliné vers lui notre route, mais chaque fois l’abordage a échoué, soit par la faute de nos travaux mal planifiés et insuffisamment efficaces, soit parce que, ayant tout de même réussi à l’approcher de près, nous allions buter sur une végétation impénétrable, un rivage trop accidentée, ou une roche trop friable et se désagrégeant au moindre contact. 

Aussi avons-nous fini par désespérer d’un jour pouvoir aborder ce jardin errant, et avons-nous réfléchi à d’autres approches possibles, peut-être moins directes mais plus conformes à sa nature et au rythme de son errance. Et nous sommes convenus, après d’intenses palabres, de ne plus le viser directement lors de sa prochaine apparition dans notre ciel, mais de diriger notre route vers un point dominant sa trajectoire, afin d’une fois convenablement positionnés à son surplomb nous laisser tomber sur lui tels des fruits mûrs.
C’est en vue de cette perspective que nous œuvrons désormais. Lorsque le jardin se montrera à nouveau, nous serons prêts j’en suis sûr. Encore faudrait-il que l’objet de notre quête veuille bien s’extraire des ténèbres dans lesquelles depuis un temps à présent anormalement long il a disparu — temps qui dans le secret de mes pensées (que je me garde bien de partager avec ceux de mon équipe) ne me semble rien augurer de bon. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (17)

R75-4) Habitué à être introduit dans des structures modestes
            (D’après : « Structures volumineuses ». 
Laboratoire, vide, disparition

LE COBAYE

Habitué à être introduit dans des structures modestes (régulièrement en effet, sans que j’en connaisse les raisons précises — il ne me revient d’ailleurs pas de les connaître, je ne suis qu’un cobaye de laboratoire, et mon rôle n’est pas de saisir la finalité des expériences que je sers — on me plonge dans une structure géométrique nouvelle, dans laquelle je dois trouver au plus vite une façon d’évoluer satisfaisante), je ne peux qu’être effrayé par celle dans laquelle on vient de me lâcher. 

Car contrairement aux autres, qui dès le premier instant me révélaient leur architecture et leurs frontières (il s’agissait souvent de structures aux parois de verre que quelques brasses dans le vide me permettaient d’atteindre), celle-ci n’offre à mes yeux, où qu’ils se portent, aucune limite visible, aucune paroi sur quoi mon corps et ma pensée pourrait prendre appui ou rebondir. 

J’ai beau mettre en éveil tous mes sens, j’ai beau tenter de capter quelques courants d’airs pouvant m’apporter un début d’indice, je dois me rendre à l’évidence : c’est dans un vide sans limite, dans un vide complet que l’on ma placé. Et, incertain désormais de leur présence quelque part au-dessus de moi, ce n’est plus que vers d’inaccessibles et invisibles laborantins que je lève les yeux, convaincu que quand bien même ils seraient là à m’observer, l’immensité de la structure dans laquelle ils m’ont jeté les prive complètement, même en ayant recours à l’appareil le plus sophistiqué, de la possibilité de seulement m’apercevoir, et donc, s’ils en éprouvaient tout à coup le désir, de me retrouver. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (16)

R75-3) Un théâtre, dans une ville endormie
            (D’après : « Public fragile ». 
Théâtre, statues, débris)

LE THÉÂTRE

Un théâtre, dans une ville endormie, déserte, en guerre peut-être (on entend parfois des bruits au loin, des craquements inquiétants, des murs qui s’effondrent), ou simplement en ruine. Sur la scène les acteurs ne font que chuchoter (encore ces chuchotis ne représentent-ils que le sommet sonore de leur jeu, bien souvent contenu dans des territoires plus discrets et pour tout dire à peine audibles), mais l’effet sur le public n’en est pas moins tangible et immédiat. 

Il faut dire que ce public n’est pas composé d’humains mais de statues de plâtre, qui occupent tous les fauteuils de la salle, et bien sûr demeurent toujours figées dans une immobilité minérale. Pourtant ces statues réagissent aux émotions exprimées par les acteurs : régulièrement en effet, en écho à un chuchotement particulier, ou à un silence chargé de sens, elles se séparent de telle ou telle partie de leur corps, la laissent choir tels des membres morts, comme pour en faire offrande au talent des acteurs. 

Ainsi la représentation se déroule-t-elle dans une permanente chute de membres, qu’il me faut, puisque c’est là le travail pour lequel le théâtre me rémunère, aller continuellement ramasser, et ce dans le plus grand silence car le moindre bruit de ma part déclencherait chez les acteurs un mouvement d’agacement qui par la suite, je le sais, entraînerait non seulement une sévère remontrance mais également une retenue sur mon salaire déjà peu conséquent. 

Je ne cesse durant toute la pièce d’opérer des va-et-vient entre la salle et le foyer du théâtre, où il me revient d’entreposer tous ces membres orphelins, ces débris de corps dont la chair est de plâtre et les nerfs de filasse. Et lorsqu’enfin la représentation s’achève (ne demeurent alors que quelques bustes ou bribes de membres disséminés ici ou là parmi les fauteuils vides) lui succède très vite un autre spectacle : celui des acteurs qui, se précipitant dans le foyer pour examiner de près l’effet de leur art, tournent autour du tas de membres, examinent les débris, tentent d’y retrouver l’écho de leur prestation. Leur bouche affiche alors un sourire en lequel il paraît impossible de faire le départ entre fierté, commisération et mépris. 

Et lorsqu’à leur retour dans les coulisses ils passent devant moi (qui me tiens, comme ma fonction m’y oblige, dans le coin le moins éclairé, mais prêt à accourir au moindre signe) ils m’ignorent absolument, comme si rien ne pouvait me distinguer du mur dont à tout instant d’ailleurs je redoute, vu les bruits inquiétants au loin, l’effondrement. 

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (15)

R75-2) La scène est de dimensions modestes
            (D’après : « Neuro-sciences et scénographie ». 
Théâtre, cerveau)

LA SCÈNE

La scène est de dimensions modestes, et il me faut déployer des trésors d’imagination pour disposer de façon pertinente tous les éléments de décors ; d’autant que ce décor n’est constitué que de matériaux peu fermes et difficiles à fixer qu’il me faut en permanence aller relever ou rattacher, quand je ne dois pas inventer des dispositions entièrement nouvelles pour faire face à un effondrement imminent, une dislocation définitive. 

Je ne suis pas sûr d’ailleurs de me trouver réellement sur une scène de théâtre, et pas plutôt sur la tribune d’une faculté de médecine. Car en même temps que je tente de faire tenir ce qui ne cesse de s’effondrer, je commente d’une voix forte et la plus assurée possible tous mes gestes, donnant à chaque partie du décor (jusqu’à l’étais le plus branlant ou la cordelette la plus fine) son nom scientifique exact.
Tous ces noms, et donc toutes les parties que je nomme, correspondent à des zones du cerveau. Et il ne fait aucune doute qu’il s’agit de la représentation de mon propre cerveau que je donne à voir aux étudiants (étudiants vers lesquels, vu mon incessante activité, je n’ai absolument pas le loisir de me tourner, et dont je ne peux qu’imaginer le nombre). Et pendant que sans répit je cours d’un côté à l’autre de la scène et explique avec précision la conformation de chaque partie de ce gigantesque organe décidément rebelle à toute fixité, je ne cesse de me demander si ces permanentes détériorations contre lesquelles je me bats sont l’image vivante des difficultés psychiques auxquelles au même instant je fais face, où si, à l’inverse, ce sont les fluctuations du décor qui précisément me poussent à ce questionnement — toute cette grande scénographie n’étant que la base matérielle sur laquelle mon activité mentale viendrait se calquer. 

Sans doute est-ce la raison pour laquelle je n’ose prendre un instant de repos, trop angoissé à l’idée que les étudiants (ou les spectateurs) puissent trouver justement dans cette halte soudaine matière à rire et à moquerie. Pourtant je le sais la structure d’un moment à l’autre va s’effondrer entièrement, au point que toute activité me sera définitivement impossible. Mais en attendant cet accident fatal, je m’active et cours à en perdre haleine sur l’estrade — ce qui peut-être éveille ces rires et moqueries tant redoutés qu’il me semble déjà entendre ici ou là dans la salle.  

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Contrechamps par Raphaël Saint-Remy (14)

R75-1) J’éprouve de plus en plus de difficultés
             (D’après : « chemins emmêlés ». 
Routes, marche, écheveau

VOIES ANCIENNES

J’éprouve de plus en plus de difficultés à avancer. Cela fait des heures, des jours peut-être que je lutte contre une force invisible qui me fait me pencher toujours davantage en avant, face au vent, les poings et la mâchoire serrés. Cette lutte m’épuise, j’y consume toutes mes forces.
Vient un moment (inévitable, et que je sentais approcher depuis longtemps), où je me vois contraint de renoncer. Abandonnant ce combat inégal, je m’effondre à terre, exténué. Et c’est à ce moment que j’aperçois derrière moi un écheveau de chemins, de pistes et de routes de toutes sortes, qui sans que je l’aie senti sont venus, durant ma marche, s’accrocher à mon dos. 

J’ai beau me secouer, tenter d’arracher toutes ces traînes, rien n’y fait. Mais me vient peu à peu à l’esprit que c’est certainement l’emmêlement de toutes ces routes qui ralentit mon avancée, bien plus que leur poids ou leur nombre que pendant longtemps j’ai apparemment pu supporter sans même m’en rendre compte. 

J’entreprends donc d’aller dénouer l’écheveau. Grâce à un soudain regain d’énergie, je soulève et dégage quelques voies, m’attaque à divers sentiers, souples et légers mais qui empêchent les mouvements de quelques autres plus rigides à leurs côtés, et m’émerveille de reconnaître chaque fois des chemins naguère ou jadis empruntés — chemins que pour la plupart j’avais oubliés, ou que je pensais ne plus jamais fouler. 

Je ne sais si c’est par désir de démêler ce nœud gigantesque ou par impatience de retrouver ces routes oubliées qu’abandonnant mon but initial je m’enfonce dans l’immense filet. Quoi qu’il en soit, convaincu de m’y perdre je m’y engage avec un enthousiasme et une légèreté que je n’ai sans doute pas connus depuis les premières heures de mon voyage, quand l’inconnu s’ouvrait encore devant moi vierge de tout obstacle. 

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