R103-1) De la fenêtre de ma chambre
            (D’après : « Le lac ».Eau, fil, profondeurs, polyphonie

L’ÉTANG

De la fenêtre de ma chambre, j’aperçois les eaux sombres de l’étang auquel mon existence depuis toujours est liée. Un fil en effet nous relie, cet étang et moi, qui d’un côté plonge dans mon ventre, et de l’autre disparaît dans la profondeur des eaux. Même lorsqu’au matin je m’éloigne, ce fil incassable m’accompagne, suit toute la journée mes pérégrinations, s’étire sans jamais m’opposer la 

moindre résistance. Et lorsqu’au soir je reviens, il se replie avec la même aisance, et regagne silencieusement son repaire au fond des eaux. 

C’est dans ces profondeurs bien sûr que se trouve le mécanisme mystérieux qui nous lie ; là que tourne la grande bobine dévidant et rembobinant inlassablement son fil. Je soupçonne d’ailleurs cette bobine de dissimuler un mécanisme plus complexe encore, ou plutôt de n’être que la partie la moins profondément enfouie d’une machine beaucoup plus développée, et dotée de multiples extensions. Car il me semble que chaque étendue d’eau (de la mare la plus modeste aux vastes océans) retient à elle, de la même façon, certains êtres qui sans le savoir partagent la même condition, et que c’est le même unique mécanisme, caché dans les profondeurs de la terre, qui agit sur eux. 

Peut-être les gens de notre espèce sont-ils les voix d’une polyphonie secrète et muette, dont ces fils invisibles sont l’instrument. C’est ce concert que j’essaie d’entendre lorsque n’ayant plus à courir le monde je demeure immobile sur la rive, à l’écoute de cette extension de moi à la fois si paisible et si énigmatique.