R101- 6) Le cargo va bientôt partir
            (D’après : « Le conteneur ». 
Port, cargo, conteneurs, vieillards)

LE CARGO

Le cargo va bientôt partir. Il a déjà fait entendre plusieurs fois sa sirène, mais il reste encore quelques conteneurs à charger, et c’est avec empressement qu’à peine ceux-ci déposés par la grue j’en vérifie le contenu.
Il s’agit cette fois encore de chargements de vieillards, qui vu leur fragilité doivent être bien calés et protégés des chocs par des oreillers que je glisse sous leurs bras, entre leurs jambes, de chaque côté de leur tête, sous leur menton. Ils se laissent faire, sentent que je connais mon métier et que je fais au mieux. Certains montrent même une forme de compassion pour ce travail qui m’oblige à tout faire dans la précipitation, et ne me laisse que très peu de repos. 

Je ferme les conteneurs l’un après l’autre, abaissant avec précaution le lourd loquet de la porte de fer (manière pour moi, en quelque sorte, de retourner la sympathie muette que ces vieillards expriment à mon égard). La grue enfin dépose le dernier conteneur. L’esprit déjà ailleurs, je procède au calage des corps en toute hâte, sans même les regarder. 

C’est seulement en m’apprêtant à refermer la lourde porte que je prends tout à coup conscience que c’est moi qui suis assis là-bas, tout au fond du conteneur. Voûté, ridé, les mains tremblantes, ce vieillard que je suis m’observe, impassible. Seule une de ses mains remue lentement, paume ouverte, dans un timide geste d’adieux. Après un moment d’arrêt, je referme la porte et fait signe au grutier que tout est en place. Le cargo salue la nouvelle d’un dernier et long appel, qui se propage dans tout le port.