R101- 2) Installé sur une petite place
            (D’après : « À l’écoute ».
Place, oreille, puits)

L’OREILLE

Installé sur une petite place, dans un quartier peu fréquenté d’une cité de province, je ne reçois la visite que de ceux, peu nombreux, qui non seulement remarquent ma présence, mais surtout prennent le temps de s’aventurer jusqu’au coin ombreux que j’occupe.
Il faut dire que mon aspect extérieur manque d’attrait : on peut facilement me prendre pour la margelle à moitié effondrée d’un puits, et ne pas voir qui je suis réellement, à savoir une oreille, installée là depuis nombre d’années, au point qu’une végétation sauvage l’a peu à peu colonisée. Mais malgré mon âge, je suis toujours apte à entendre ce qui peut s’entendre, à recevoir les confidences que l’on veut bien me faire, à engloutir dans l’obscurité de mon ventre les secrets les plus intimes.
J’ai cependant appris, avec le temps, à me contenter des paroles frustes ou sans importance (il faut dire que la qualité des confidences que l’on me fait décline d’année en année, et que j’ai renoncé depuis longtemps à retrouver celle des premiers temps), et c’est toujours avec respect que je les gobe. Mais il me semble que ceux qui se penchent sur moi (et qui bien souvent ne sont encore que des enfants, ou au contraire des vieillards plus ou moins sourds) le font davantage pour tester la profondeur de mon ventre que pour la qualité de mon écoute — quand ça n’est pas simplement pour tester leur propre voix. 

Je pourrais bien sûr changer de quartier, me débarrasser de cette mousse qui me recouvre et me fait perdre de mon maintien. Mais trouverais-je meilleurs confidents ailleurs ? Il me semble que c’est dans le temps qu’il me faudrait voyager bien plus que dans l’espace. Raison pour laquelle je préfère m’en tenir à cet abandon et à cette immobilité, afin qu’au moins le souvenir des confidences anciennes résonne encore un peu en moi, lorsque la ville se tait et qu’enfants et vieillards ont déserté la place.