Raphaël Saint-Remy a écrit des textes comme prolongements, extensions des entretiens qu’il a mené avec des personnes rencontrées sur le terrain.

R67-3)
 
             (D’après : « Visages ».Visages, houle, langage)
 

LA HOULE

Lorsque je pénètre dans la maison, la nuit est en train de tomber. Je ne connais pas cet endroit, ni les gens qui m’accueillent (quelqu’un m’a au-dehors vaguement indiqué les lieux, et c’est à tout hasard que j’ai frappé à la porte, prêt à aller tenter ma chance ailleurs si ma démarche n’aboutissait pas). À présent je suis assis avec mes hôtes dans ce qui semble être la pièce principale de leur demeure, peut-être même leur unique espace de vie. 

Les visages qui me font face demeurent impassibles, et ne réagissent d’aucune manière aux paroles que dans un premier temps je bafouille. C’est peu à peu seulement, à mesure que mon discours chaotique, n’apportant aucun résultat, s’apaise, que je perçois en eux des signes de vie qui peut-être (c’est du moins ce dont je veux me persuader) sont la façon propre à mes hôtes d’exprimer leurs sentiments — en tout cas d’exprimer quelque chose.
Sous la peau presque transparente des visages, je distingue en effet (d’abord de manière fugace, mais ensuite de façon toujours plus nette et durable) des sortes de mouvements liquides, qui telle une houle plus ou moins ample parfois gagnent la hauteur des yeux ou du front, parfois demeurent à la base de la tête et ne dépassent qu’à peine la pointe du menton. Comme le ferait un liquide contenu dans une cuve transparente, cette substance (violacée, mais qui j’en ai la conviction n’est pas du sang) vient cogner contre la fine paroi des têtes, dessinant autant de vagues comme vues en coupe, et qui selon toute vraisemblance constituent l’unique langage de ces êtres. 

Je m’aperçois d’ailleurs que malgré les fluctuations d’intensité qui se laissent voir, c’est sans doute la même large houle qui se propage dans les différents visages. Du reste, il me semble moi-même devenir peu à peu sensible à ce mouvement général, et sentir monter en moi quelque chose de diffus qu’aussitôt je rapproche du phénomène observé chez mes hôtes. Oui, quelque chose en moi s’exprime (ou simplement se laisse voir), sans que j’aie à en travailler ou contrôler l’apparence. Et le léger sourire que je vois soudain se dessiner sur toutes les lèvres (mais peut-être ne s’agit-il pas d’un sourire) ne peut que confirmer que nous nous sommes compris — du moins que nous partageons à présent les moyens de nous comprendre. À moins que ce léger rictus ne soit qu’une façon pour eux de me dire combien parcellaire est ma compréhension, combien nombreuses sont les découvertes qu’il me reste à faire, et qu’en réalité, malgré l’émotion qui semble s’emparer de moi, je n’en suis pour le moment qu’aux balbutiements de la pratique de ce langage — langage que je ne pourrai faire mien qu’à force de patience, et pour autant qu’ils acceptent de m’en dévoiler tous les secrets.